Nous n’avons plus le temps d’appuyer le projet Frontier

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Réponse à la lettre « Les Québécois devraient appuyer le projet de sables bitumineux Frontier » de l’Institut économique de Montréal (IEDM) publiée dans la section Opinion de l’édition du 17 février 2020 du quotidien Le Devoir.

Les économistes de l’Institut économique de Montréal (IEDM) n’en sont pas à leur premier essai pour soutenir un système économique dont on sait pourtant le caractère nuisible à l’environnement et à l’humanité.

Plutôt que de discuter des défis économiques nombreux que pose la transition écologique, leur lettre récente en faveur du projet de sables bitumineux Frontier se fourvoie en sophismes (« Les Québécois devraient appuyer le projet de sables bitumineux Frontier »). Tandis que la lutte contre les fausses nouvelles et la défense de l’esprit critique sont appelées à être renforcées dans l’espace public, il convient de déconstruire une argumentation trompeuse.

Rappelons d’abord que, malgré son nom ronflant, l’IEDM est d’abord et avant tout un think tank. En le présentant comme un institut, on tend à oublier son statut réel de groupe de pression, avec un programme politique assumé. Sans céder à l’attaque contre les auteurs, il importe de se prémunir de l’argument d’autorité. C’est le premier sophisme.

Ensuite, évoquant le faible impact du Canada et d’un projet comme Frontier sur les émissions de gaz à effet de serre par rapport à des pays tels que la Chine ou le Japon, les auteurs cèdent au deuxième sophisme, celui de la double faute (« À quoi bon faire quelque chose quand les autres ne font rien ? », voire « Pourquoi nous critiquer pour nos erreurs quand les autres font pire ? »). Peu importe que l’on soit indépendantiste ou fédéraliste, il faut bien reconnaître que le Canada pourrait peser par ses actes, en tant que dixième puissance économique en matière de PIB et en tant que membre du G7.

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Marx, cet écologiste méconnu

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La version courte (1 800 mots) a été publié dans « le Devoir de philo » du cahier Perspectives de l’édition du 13 avril2013 du quotidien Le Devoir

Projet d’extraction du pétrole d’Anticosti, intérêt pour l’exploitation des ressources gazières et pétrolières dans le Saint-Laurent, dangers causés par la fracturation hydraulique en vue de bénéficier des gaz de schiste, passage en force pour construire la minicentrale de Val-Jalbert, maintien du Plan Nord, etc. Voilà une triste litanie pour ceux dont les préoccupations environnementales invitent à renier la stratégie de courte vue qui a longtemps primé.

Photo : Illustration Florent Michelot – Sans nul doute, aujourd’hui, Karl Marx représenterait un écologisme moderne et serait tout à fait exalté par ce qu’impliquerait le projet de transition écologique, particulièrement sur le plan des sciences.

Considérant les réalités environnementales qui ne sont plus guère contestées que par quelques iconoclastes, ces points de crispation ne feront que s’accroître dans un avenir proche. Dans ce domaine, la gestion de l’urgence n’est certainement pas la meilleure des conseillères. La sacro-sainte quête du déficit zéro fausse d’ailleurs la donne lorsque les gouvernements successifs en arrivent à accepter l’inacceptable environnemental sous prétexte d’équilibre des finances publiques. Et pourtant, n’est-ce pas la Banque mondiale qui a très récemment calculé que le coût des seules conséquences directes des grandes catastrophes naturelles des trente dernières années dans les pays arabes s’élevait à la rondelette somme de 12 G$? On comprendra aisément que pour enjamber ce précipice, il nous faudra, sociétalement, réussir à préparer notre transition. Elle est urgente écologiquement, nécessaire économiquement et logique démocratiquement. Or, cet exercice de surpassement collectif implique un effort de projection inégalé à ce jour. Ainsi, plutôt que d’aborder les problématiques d’environnement à la pièce, un cadre de réflexion structurant peut être trouvé chez Karl Marx, dont la pensée, longtemps déformée, comporte malgré tout de solides éléments de réponse sur le plan analytique, méthodologique et idéologique. Toutefois, prétendre à l’exégèse écologiste de Karl Marx pourrait sembler tout à fait contre nature, alors que le terme même d’écologie n’a très probablement été que peu employé du vivant du philosophe, puisque l’on ne situe son apparition que vers 1866. En fait, nous avons la conviction que la pensée marxienne originelle inclue les ferments d’une réflexion qui englobe la préoccupation environnementale, non en tant que simple supplément d’âme qu’il convient d’adjoindre par petites touches à l’économie capitaliste, mais bien en tant que valeur pivot à un mode d’organisation de la société.

Préalablement, nous tenons toutefois à insister sur le rejet radical de toute adhésion au principe de communisme d’État dont les effets désastreux en ex-Union soviétique ne peuvent être que le meilleur argument pour s’en tenir éloigné. Il convient surtout d’en faire un exemple à proscrire et de conserver dans la mémoire de l’humanité les drames qui en ont résulté. À cet effet, sur le plan environnemental, les catastrophes que constituent l’assèchement de la mer d’Aral et l’accident nucléaire à la centrale de Tchernobyl en sont certainement des exemples probants.

Quoi qu’il en soit, cette relecture du penseur allemand nous invite d’abord à casser le mythe d’un marxisme qui justifierait par nature le productivisme le plus destructeur. Constatant ensuite les échecs de l’économie capitaliste à dépasser ses propres contradictions, nous envisagerons finalement la question d’une lecture marxienne et écologiste de l’outil puissant qu’est la planification.

Marx naturaliste plutôt qu’industrialiste

Longtemps, Marx a été attaché à une conception excessivement productiviste. C’est, nous croyons, une erreur de jugement fondamentale qui s’explique sous deux angles historiques. Le premier angle est propre à l’auteur dont la sémantique est fortement marquée par la période de transition d’une économie de rareté à une économie d’abondance. La seconde source de cet écueil provient de la « suranalyse » ultérieure de son tropisme prométhéen. En effet, dans ce début de XXe siècle où l’URSS naissante effectuait une transition dantesque d’une économie rurale de servage à une économie hyperindustrialisée, on a souvent eu tendance à extrapoler le mythe de Prométhée, réel héros déicide du jeune Marx, pour y voir une justification erronée à la domination des ressources naturelles par l’être humain.

Il convient donc de se reporter au premier exercice intellectuel majeur de son œuvre que constitue sa thèse de doctorat. Dans Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, on découvre Marx disciple d’Épicure et donc fondamentalement naturaliste, formulant son adhésion à une doctrine originale de la juste volupté que l’on ne saurait rapprocher de la consommation à outrance d’un côté, ni même de l’ascétisme extrême de l’autre. Sur ce dernier aspect, nous nous permettrons une courte digression en précisant que, selon nous, la pensée marxienne ne saurait se satisfaire en contrepartie de ce que symboliserait la décroissance, aussi conviviale soit-elle. En effet, l’idée d’une décroissance ne tient pas compte de l’ensemble de l’effort gigantesque qu’il faudra concéder pour accomplir la nécessaire transformation écologique. Bref, dans un cas comme dans l’autre, du consumérisme à l’ascèse, il y a cette voie médiane du bonheur juste et raisonné que constitue la pensée d’Épicure et à laquelle a adhéré le jeune Marx. Pour écarter la souffrance, il nous faut donc éviter les sources de plaisir qui ne seraient pas de provenance naturelle ou nécessaire.

Pour réconcilier activité humaine et durabilité, il y aurait alors ce « plaisir, guide de vie » qui doit nous aiguillonner en nous faisant adopter une conception qualitative plus que quantitative de la consommation et du développement. Si « la nature est le corps inorganique de l’Homme » (Manuscrits de 1844), l’être humain serait une partie de la nature dont l’essence est de faire corps avec un environnement qui est autant la source de son activité productive que la conséquence de l’appropriation de celle-ci.

Or, selon Marx, parce qu’il repose sur l’accumulation, la production de n’importe quoi, n’importe comment, du moment qu’on en vend à tout le monde, et qu’il exclue de facto ce qui ne génère pas de profit, le capitalisme, même reverdi, ne pourrait être le moteur du changement.

L’illusion du capitalisme vert

On a souvent réduit l’analyse marxienne à la seule réflexion sur l’exploitation de la force de travail, or « il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère » (Critique du programme de Gotha, 1875). La IVe section du Livre Ier du Capital offre la pierre angulaire d’un raisonnement qui préconise une gestion raisonnable des ressources de la Terre. Évoquant l’agriculture « moderne », Marx indique que « l’accroissement de la productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. » Or, cette spoliation de la force de travail s’accompagne, mécaniquement d’une spoliation « dans l’art de spolier le sol ». En clair, « la production capitaliste ne développe la technique […] qu’en minant en même temps les sources qui font jaillir toutes richesses : la terre et le travailleur ». Nous comprendrons aisément que ce développement sur l’agriculture, fortement marqué par les réalités productives de l’époque au cours de laquelle son oeuvre a été écrite pourrait, sans équivoque, être aujourd’hui étendu à l’ensemble des activités économiques reposant sur l’exploitation des ressources naturelles.

Visible quotidiennement, le capitalisme réel souffre d’une incohérence intrinsèque. Alors que les théories classiques affirment unanimement que l’acteur économique doit assurer l’ensemble des coûts de son initiative, le philosophe et exégète marxien Henri Peña-Ruiz (Marx quand même, 2012) note que les faits démontrent que ceux-ci ont en fait la nette tendance à externaliser l’ensemble des coûts sociaux et environnementaux de leur organisation. Dans le cadre du plan Nord notamment, les exemples ne manqueront pas pour valider cette hypothèse, car cet état de fait procède d’une logique intellectuelle implacable. Le troisième âge du capitalisme dans lequel nous sommes se démarque par son évidente volonté de démanteler les acquis majeurs que le deuxième âge avait concédé aux travailleurs et Peña-Ruiz de nous inviter alors à nous questionner sur le résultat de cette mécanique qui aboutirait inévitablement au retour à une version encore plus perverse du premier âge, celui dont Victor Hugo disait dans son poème Melancholia qu’il « produit la richesse tout en créant la misère »? À quoi servirait ce « progrès dont on demande : où va-t-il? que veut-il? » Que la production capitaliste refuse de plus en plus de prendre en charge ses propres désagréments revient donc mécaniquement à faire porter à la société, de façon croissante, le fardeau de ses obligations non assumées. Ainsi, si le Capital n’honore pas l’ensemble des coûts inhérents à ses activités, la puissance publique est alors tout autorisée à intervenir et, par la même, serait légitime à en faire payer la lourde note par les entreprises, que cela passe par une nette réévaluation des redevances ou la judiciarisation du principe de pollueur-payeur.

Cette critique cinglante des théories économiques classiques à laquelle se prête Marx reste valable aujourd’hui, car les phénomènes humains qui influent sur l’économie capitaliste réelle n’ont guère évolué afin d’en résorber les paradoxes. Le matérialisme historique continue évidemment de se porter en faux de cette prétendue convergence naturelle, mais en fait magique, des intérêts privés et collectifs. En réalité, la nature même du mal nommé État providence reste de pallier le présupposé théologique de la main invisible. L’authentique prédisposition prométhéenne de Marx est donc validée par cette volonté de rompre avec la mystique libérale, car l’État contemporain reste le seul outil rationnel de l’Humain afin de converger durablement vers un intérêt collectif.

Enfin Marx, jugeant probablement illusoire l’émergence naturelle d’une économie capitaliste dite « verte », conclurait en rappelant que le capitalisme, de par sa nature, tend à ignorer les branches de productions qui ne génèrent pas de profit, même si elles constituent un besoin social et environnemental évident, voire impérieux. Or, le problème écologique auquel nous serons de plus en plus confrontés ne peut se satisfaire de la logique « court-termiste » du capitalisme financiarisé contemporain. On le sait, la logique financière impose des taux de rendement annuels de 15 %, soit trois à quatre fois le taux jugé satisfaisant au cours des Trente Glorieuses. Sauf à croire aux miracles, les places financières gérant les investissements à la nanoseconde ne pourront donc se satisfaire des temporalités moyennes, voire longues, que justifierait pourtant l’incroyable refondation elle-même rendue nécessaire par les changements climatiques, notamment. Seul l’État disposera d’assises suffisamment solides pour assurer la coordination de cette grande mutation.

Une planification écologique d’essence marxienne

Pour parvenir à ce grand objectif, un préalable marxien serait de reconnaître que les rapports sociaux actuels, produits du capitalisme, sont une contrainte, une gangue, dont il faut préalablement assurer le dépassement. Sur ce point, le Marx des années 1870 a d’ailleurs évolué vis-à-vis de celui du Manifeste du parti communiste du 1848. En effet, alors que celui-ci préconisait d’abord la seule appropriation des moyens de production, il constate finalement que le défi qui s’impose pour dépasser le capitalisme va bien au-delà. L’objectif véritable de la théorie marxienne ne reposerait donc pas sur la dictature du prolétariat passant par l’appropriation des moyens de production, mais sur une refonte profonde de notre organisation sociétale et institutionnelle, d’abord, et ensuite un changement de paradigme profond qui aboutira sur une économie dont la finalité est au service de tous, maintenant… et demain.

Premièrement, comme dans le cas de la Commune de Paris (La guerre civile en France, 1871), qui « ne fut pas une révolution faite pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution pour briser cet horrible appareil même de la domination de classe », Marx prônerait le pouvoir réel au peuple et non seule la prise de contrôle de la superstructure pour l’orienter selon des finalités différentes. Ainsi, un projet écologiste marxien impliquerait au premier chef une réflexion constitutionnelle de premier ordre. Un authentique projet de rénovation démocratique devra donc être le cadre du changement, car nous voyons que, dans la pensée de Marx, les trois émancipations – écologique, républicaine, sociale – sont interdépendantes et le succès de l’une repose sur la réussite des deux autres.

Ensuite, constatant l’incapacité intrinsèque du secteur privé à dépasser ses propres contradictions, Marx militerait probablement pour une « production par les hommes librement associés […] consciemment réglée par eux selon un plan programmé » (Le Capital, Vol. I) : l’effort national devrait selon lui être impulsé puis coordonné par cet État dépoussiéré, démocratisé, et décentralisé. Évidemment, cette planification « dans laquelle les producteurs ajustent leur production selon les prévisions » (Vol. III) n’aurait strictement rien à voir avec les planifications bureaucratiques et brutales, c’est-à-dire totalitaires, que les pays soviétiques ont imposées à leurs peuples. Il sera ainsi nécessaire de définir collectivement, dans un grand exercice participatif national, les buts que nous souhaitons atteindre et dont l’État ne sera que le maître d’œuvre : pêle-mêle, quels produits devront être subventionnés? Quelles options énergétiques devront être soutenues ou délaissées quels que soient les coûts à court terme? Comment réorganiser les systèmes de transport selon des critères sociaux, écologiques et d’occupation du territoire? Ou encore, quelles mesures devront être urgemment déployées pour contrer les effets néfastes du productivisme capitaliste? Pour accomplir ce défi d’ingénierie exaltant, la puissance publique aurait ainsi comme responsabilité de mettre à la disposition des secteurs public, privé et, surtout, de l’économie sociale et solidaire des outils pour parvenir à ces nouvelles orientations. Il ne s’agit pas ici de définir les modalités, mais il reste que c’est à l’État qu’il reviendra, in fine, de créer les conditions de la convergence des intérêts individuels et collectifs qui auront été explicités dans cette grande consultation permise par notre révolution civique. Surtout, insistons sur le fait que pour anticiper toute dérive autoritaire, il faudra s’assurer de mettre en place un certain nombre de dispositifs de contrôle populaires crédibles et efficients en aval de cette grande redéfinition collective conformément, là aussi, aux principes participatifs permis par la démocratie rénovée.

Or, dans l’élaboration de cette grande politique nationale, Marx prônerait sans aucun doute de faire de la durabilité environnementale la matrice profonde de ce grand changement. Dans le Livre III du Capital, le sociologue John Bellamy Foster relève ce développement (Marx écologiste), mésestimé à ce jour, où Marx n’anticipe rien d’autre que ce que l’on appellera un siècle plus tard le développement durable : « du point de vue d’une organisation économique supérieure à la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra […] absurde [.] Toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias. » Il est tout à fait fascinant de voir l’extrême similitude d’avec l’une des principales définitions du concept de durabilité, apportée en 1987 par le rapport Brundtland, Notre avenir à tous : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. »

Sans nul doute, Karl Marx représenterait donc aujourd’hui un écologisme moderne et serait tout à fait exalté par ce que le projet de transition écologique impliquerait, particulièrement sur le plan des sciences. Si tant est que le besoin énergétique soit réel, plutôt que l’absurde harnachage de la Romaine, il verrait dans l’exploitation des forces marémotrices ou de la géothermie profonde un défi technologique stimulant sur le plan industriel ainsi que pour la force de travail. En ce sens, ni résigné, ni négateur, il serait probablement un porte-voix puissant afin que notre société adopte les changements nécessaires et qui sont tout à fait à sa portée. Du mouvement Occupons au Printemps québécois en passant par le Jour de la Terre, les derniers mois ont montré la concomitance naturelle des problématiques économiques, sociales et environnementales du fait même de leur interdépendance. Ceci étant, encore faudra-t-il que cette concomitance soit dûment synthétisée en un projet politique cohérent pour qu’elle se répercute sur le plan politique via une lame de fond citoyenne, car « une idée, disait Marx, devient une force lorsqu’elle s’empare des masses »… Nous sommes à l’orée d’un processus long, mais à l’issue inexorable, car « chaque petite victoire, chaque avancée partielle aboutit immédiatement à une demande plus importante, à un objectif plus radical » comme le décrit si bien le philosophe Michael Löwy, théoricien de l’écosocialisme. Si le peuple s’engage durablement dans cette longue marche entreprise l’an dernier, inéluctablement, la traduction politique se fera.

La marche d’un peuple : du printemps érable au changement de paradigme

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Texte publié sur Vigile et le Huffington Post et cosigné avec Élisabeth Émond, diplômée de science politique de l’UQÀM, présidente d’Option nationale dans Laurier-Dorion

Il y a un peu plus d’un an débutait ce qui allait devenir l’un des plus grands mouvements sociaux qu’ait connu le Québec : le bien nommé « printemps érable ». Cette formule reprise par la presse internationale, en référence aux révoltes populaires qui ont secoué le Maghreb quelques mois plus tôt, ouvrait la porte aux plus grandes espérances.

Comme le disait Antonio Gramsci, « il y a crise lorsque le vieux ne veut pas mourir et que le neuf ne peut pas naître ». Quoique parfois confus dans son expression, ce mouvement a su fédérer des citoyens de toutes générations aux revendications multiples. Pour paraphraser Nietzsche, « atteindre son idéal, c’est le dépasser du même coup » et c’est pourquoi les revendications d’une société complète ont dépassé la seule question des frais de scolarité : cette indignation était latente et ne cherchait finalement qu’une étincelle pour s’éveiller.

Un point de rencontre unique

Le développement durable, en passe de devenir le grand référentiel qui guidera l’action publique des prochaines décennies a sans conteste été le cœur d’une convergence quasi naturelle entre les multiples sphères ayant animé le printemps érable. Ses trois pivots (social, écologie et économie) ont effectivement dessiné les contours d’une mobilisation qui allait marquer l’histoire du Québec.

D’abord, sur le plan social, le mouvement de grève relatif aux frais de scolarité s’inscrivait dans une certaine continuité d’un tremblement social à l’échelle mondiale. Le phénomène « Occupons », de Madrid à Montréal, a contribué aux premiers soubresauts et créé un terrain fertile pour les revendications citoyennes. Ensuite, en réunissant un demi million de citoyens dans les rues de Montréal pour la Journée de la Terre, la société québécoise exprimait une prise de conscience importante. Elle reconnaissait ainsi faire partie d’un écosystème marqué par une complexe codépendance et s’indignait de la façon inadéquate de gérer nos ressources environnementales. Enfin, dans une conjoncture où le système même du capitalisme financiarisé est de plus en plus critiqué, où les médecines rigoristes n’en finissent plus de montrer leurs effets néfastes, la question de la redistribution des richesses est redevenue une exigence. Le printemps érable a alors permis de faire rejaillir de la société civile, mais aussi des partis émergents, un discours économique progressiste et équitable, faisant ainsi taire l’espace d’un moment les discours misérabilistes et alarmistes des « déclinologues » de profession.

Catalyser la convergence des revendications

Ce point de rencontre était une impulsion tout indiquée pour entreprendre un virage qui aurait permis au Québec de se lancer sur la voie d’une nouvelle révolution tranquille. La sociologie politique nous apprend toutefois qu’une crise, si elle est le produit de ce genre de tensions, est aussi révélatrice de la solidité des institutions, c’est à dire des structures sociales en tant que système de relations sociales.

Les associations et syndicats étudiants ont joué un rôle prépondérant dans la mobilisation de la société. Toutefois, comme le mouvement national dépassait la seule question des frais de scolarité, il est vite devenu clair que ces groupes allaient devenir insuffisants pour canaliser l’ampleur de cette grogne aux multiples facettes.

Or, il est plus qu’évident que les deux grands partis historiques québécois, à la fois produits et facteurs de ces mêmes institutions, n’auraient pu relever le défi immense de ce virage qu’en allant à contre-courant de leur nature profonde. Cette ambition dépassait non pas leurs philosophies qui, autant sociale-démocrate que libérale, sont tout à fait louables et fondamentalement humanistes, mais elle dépassait leur mode de fonctionnement et leur rapport au citoyen, qui ne correspondent plus aux réalités et aux exigences de la société contemporaine. Quand les Québécois se sont levés, habités par cet aggiornamento, certains partis n’ont pu répondre présents.

Opérationnaliser le changement de paradigme

Tant que les partis politiques québécois baseront leur gouvernance sur le modèle technocratique désuet des Trente glorieuses, le Québec ne parviendra pas à se sortir de ce paradigme, dans lequel pourtant il ne se reconnaît plus. Tant que les prises de décisions ne composeront pas avec une refondation citoyenne participative, cette démocratie étouffera, encore, parce que confisquée.

Ainsi, nous pensons qu’il faut essentiellement deux évolutions au mode de gouvernance contemporain pour que puisse enfin émerger cette mutation, fortement revendiquée l’an passé, et rendue nécessaire par les impératifs du 21e siècle. Ces changements permettront, d’une part, d’activer le transfert de paradigme et, d’autre part, d’en assurer la pérennité sur le plan de nos institutions démocratiques.

Premièrement, la réappropriation du politique par la société civile est nécessaire. Si la mobilisation fut certes un élément prometteur pour un changement politique au Québec, elle est loin d’être suffisante. Ce mouvement doit maintenant s’accompagner d’une maîtrise et d’une compréhension de l’appareil politique. Le contraire supposerait que, de façon un peu hypocrite, on prétende opérer un changement majeur dans le mode de gouvernance de l’État sans jamais aller sur le fond de la chose. Ainsi, la pédagogie et l’éducation populaire seront des leviers primordiaux à une transformation en profondeur.

Deuxièmement, la mise en place d’une réforme devra impliquer un modèle de démocratie participative de standard élevé, visant ainsi à renouer avec les fondements de la démocratie moderne liée à la reddition de compte. Plus que le slogan galvaudé que l’on brandit trop souvent, il s’agirait donc là du plus fidèle garant d’un processus qui vise à redonner confiance en l’État de droit et à se réapproprier les sphères de pouvoir. Si certains acteurs prétendent s’inscrire dans un nouveau mode de gouvernance, ils devraient être en mesure de proposer concrètement une manière de « faire de la politique autrement », sans quoi leur discours ne servirait au final qu’à masquer un conservatisme méthodologique.

Changer la société, certainement, mais il serait aussi illusoire, pour ne pas dire contre-productif, d’espérer y parvenir en évoluant à sa marge. À cet effet, les conséquences de la crise économique qui s’étend à travers le monde nous rappellent la dangerosité de ceux qui prétendent « faire de la politique autrement » en s’exonérant des règles démocratiques, sous prétexte des vicissitudes passées.

La Révolution tranquille est restée inachevée parce qu’elle n’a pas su remettre en cause le confort de notre indifférence. Le printemps érable est en passe de subir le même sort si les discours ne s’accompagnent pas du cheminement évoqué ici. Qui veut réellement changer la société doit savoir pour quoi et comment le faire. Alors, de l’air pour le Québec moderne!, le printemps revient. Ne reste plus qu’à chacun de nous d’incarner ce changement jusqu’à ce qu’il s’enracine réellement dans un Québec devenu moderne. La révolution civique est la clef du plus grand projet collectif qui soit : la formation d’une nouvelle Cité libre.