Pour une gauche efficace
Auteur : Jean-François Lisée
Date de parution : 12/2008
ISBN : 9 782 764 606 407
Editeur : Le Boréal
Collection : Essais et documents
La rédaction de cette recension est notamment basée sur un entretien réalisé par nos soins et dont l’intégralité peut être consultée ici.
Jean-François Lisée n’est pas de ceux que la tournure des évènements va freiner, et ce n’est pas la crise économique actuelle doublée d’une prolongation du bail libéral à Québec qui contredira cela. Tantôt chercheur, tantôt journaliste, tantôt conseiller politique de l’ombre, le voici de nouveau dans le rayonnage de nos librairies pour un nouvel essai : Pour une gauche efficace. Quoi que la crise économique permet à d’anciens chantres du néo-libéralisme de se faire défenseurs de l’État-providence, l’auteur nous livre là une réflexion à rebours de l’air du temps, aussi rafraîchissante et structurée que son parcours professionnel est atypique. Surtout, l’ancien correspondant de presse à Paris et à Washington nous livre une approche ambitieuse qui ne sombre jamais dans le pessimisme : sans mésestimer les efforts qu’il nous faudra produire dans un avenir que l’on sait semé d’embûches, il trace la route vers un Québec solidariste et dynamique.
Auteur de plusieurs livres à succès traitant de la politique québécoise (citons notamment Dans l’œil de l’aigle : Washington face au Québec – ISBN 2890523284 — sur l’approche de la diplomatie états-unienne quant à la question québécoise, et la biographie en deux tomes du premier ministre Robert Bourassa pendant les évènements de 1990-1992 — ISBN 2890526216 et ISBN 289052628), Jean-François Lisée est devenu conseiller politique du premier ministre péquiste Jacques Parizeau, en 1994, puis, de 1995 à 1999, de son successeur, l’ancien chef du Bloc Québécois Lucien Bouchard. En 2004, il est devenu directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).
À l’image du caricaturiste Chapleau (voir l’illustration ci-contre), d’aucuns lui reprocheront ce côté touche-à-tout, ne sachant trop comment le qualifier ; toutefois, s’il est une chose qu’on ne saurait lui reprocher c’est son insatiable appétit de travail et sa volonté de contribuer au débat…
Un brin provocateur, l’heure est donc venue, pour l’auteur, de « voler des idées à la droite quand elles peuvent nous permettre d’obtenir des résultats de gauche ». Formidable stimulant intellectuel, son dernier essai, Pour une gauche efficace, passe donc à la moulinette un certain nombre d’idées reçues pour mieux contrecarrer certains discours dominants dans l’opinion.
La fin du paradigme américain
La gestion de l’État n’est pas neutre et, à ses yeux, la pierre angulaire des politiques de droite reste la création et l’accumulation de richesse. Les desseins qui en découlent sont clairs : désengagement de l’État, affaiblissement du rôle des syndicats et, surtout, démembrement du filet social, principal protecteur contre la lente dérive vers l’exclusion. Cet affaiblissement de la puissance publique, l’auteur l’explique principalement par l’imposition du référentiel néolibéral dans les années 1980. Dans un entretien qu’il nous accordait il y a quelques semaines, il rappelait l’héritage négatif, mais toujours vivace du reaganisme qui a conduit à la fragilisation de nos modèles sociaux. De cette approche, il déplore l’idée « que l’impôt sur le revenu des hauts salariés et des plus hauts revenus était une mauvaise chose […]. Cela a donc créé un détournement de la richesse créée vers les plus riches et un rétrécissement de la capacité des États à imposer et donc de redistribuer et une stagnation des classes moyennes […] Depuis Reagan, les États-Unis ont tiré vers le bas la capacité des pays occidentaux à taxer les plus riches, ce qui fragilise la gauche et un certain nombre d’éléments de filet social ».
Rejetant fermement ce paradigme états-unien de l’intervention publique, partisan du gros bon sens politique, il se classe parmi les progressistes pragmatiques. Cette approche ne renie donc pas l’économie de marché, mais s’inscrit dans une revalorisation du rôle de l’État et de sa capacité à lever l’impôt. Il nous confie que selon lui « le but de l’impôt, c’est de corriger à l’arrivée les inégalités que le marché a créées au départ. Alors oui, c’est certainement la plus grande invention depuis le bouton à 4 trous ! » Le postulat de son essai est simple « la question de la création, comme celle de la redistribution, de la richesse est essentielle. Cependant, […] le sujet de la richesse est trop important pour le laisser aux seuls riches ». Parmi les quelques idées qu’il développe, nous retiendrons quelques-unes d’entre elles qui concernent plus particulièrement la réforme de l’État et impacteront budget.
La « nationalisation » des PPP
Indubitablement, il y a eu des controverses, des erreurs souvent, et des excès parfois (certes, le métro à Laval a été sujet à une polémique douteuse, mais nous connaissons tous les affres qui ont entouré la construction du Stade) qui ont incontestablement rendu la gestion publique très impopulaire. En ce sens, il aurait donc été assez malhonnête de ne pas vouloir voir dans les partenariats publics-privés (PPP) une tentative de résolution des égarements inhérents aux maîtrises d’œuvre publiques : ces derniers ont permis d’encadrer la plupart des grands dossiers tout en les dépolitisant (particulièrement en ôtant la gestion de l’agenda au politique et évitant ainsi la fameuse instrumentalisation pour « effets d’annonces »). En clair, quoiqu’idéologiquement contestable, cela a permis d’apporter une touche de renouvellement dans la sphère publique.
Ceci dit les PPP n’ont rien de miraculeux : le coût bien plus élevé des taux d’intérêt des prêts consentis pour leur financement et la recherche légitime du profit qui découle de l’entrepreneuriat privé sont ses talons d’Achille. Les frasques entourant la (non ?) construction du futur CHUM en sont autant d’indicateurs.
Reprenant l’idée de Louis Bernard, Jean-François Lisée propose donc de les « nationaliser », c’est-à-dire d’en confier la responsabilité à une autorité indépendante responsable et désignée par l’Assemblée nationale. Objectif : « rassurer les citoyens choqués, à bon droit », et revaloriser la fonction publique, car la gauche ne peut être efficace qu’en se reposant sur l’État ; or, pour que celui-ci soit fort, il doit être respecté et encouragé.
La fonction publique québécoise actrice plutôt que souffre-douleur de la réforme
L’ancien journaliste dénonce fermement les conditions dans lesquelles la droite a tendance à réaliser des réformes dont le but ultime reste, selon lui, la privatisation en négligeant les « conditions salariales et les conditions de travail des artisans du secteur public ». Il défend donc le principe « d’innocuité, c’est-à-dire qu’on peut demander beaucoup de travail de réforme aux artisans du secteur public, mais en posant d’abord le principe que l’emploi, les conditions salariales et les conditions de travail seront protégés ».
À cet égard, il propose d’instaurer un bénéfice, de « faire en sorte d’intéresser les travailleurs à l’augmentation de la productivité, à l’augmentation de la performance », même s’il déplore qu’encore aujourd’hui, « à gauche, il y a encore cette idée que non c’est impossible, et qu’il ne doit pas y avoir l’appât du gain : c’est encore quelque chose de tabou ». Avec une pointe de dépit, il nous concède que malgré le fait que l’histoire nous ait appris que l’idéalisme est fondamental, l’appât du gain et la prise de responsabilité sont inévitables si « on souhaite de l’innovation pour la qualité de vie, de l’innovation pour le pouvoir d’achat des familles et des salariés ».
Or, on le sait depuis Adam Smith, « les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail […] sont dues à la division du travail ». En toute logique, l’auteur constate qu’il n’est pas de meilleure ressource que les employés de la fonction publique eux-mêmes pour corriger les inefficacités de l’organisation du travail.
En conséquence, il s’agirait là de rendre les fonctionnaires québécois décideurs et acteurs de la réforme de l’État en les intéressant à hauteur de 25 % des marges dégagées.
Rendre le Québec encore plus attractif sans déroger à l’équité
Qui dit État prétendument trop lourd dit fiscalité élevée et, on le sait, le Québec est souvent pointé du doigt, car considéré comme l’endroit le plus « taxé » d’Amérique du Nord.
L’auteur atténue néanmoins ce lieu commun en développant l’idée selon laquelle cela ne freine en rien la croissance du Québec, les États-Unis et le Québec connaissant d’ailleurs une croissance de la richesse par personne équivalente soit 14,5 % et 14,2 % entre 1999 et 2008, soit 3,1 points de mieux que l’Ontario. De plus, reprenant l’expertise du ministère québécois des Finances, de ce fardeau prétendument insupportable, les Québécois en auraient finalement pour leur argent : à titre d’exemple, les Québécois ont certes dépensé 2,8 G$ en impôts de plus que s’ils étaient sous l’empire d’une législation fiscale similaire à celle de l’Ontario, mais la province du Québec offre à ses citoyens l’équivalent de 4,1 M$ de politiques supplémentaires (services de garde, effort culturel, logement social, relations internationales, etc.) par rapport à sa voisine de l’Ouest.
Il n’en demeure pas moins qu’il propose un allègement sensible du fardeau fiscal pesant sur les entreprises afin de rendre le Québec compétitif par rapport à ses voisins. Défenseur d’un pacte social entre l’initiative privée et la puissance publique, il propose en retour que les entreprises s’engagent à respecter strictement « le cadre juridique et réglementaire le plus favorable du continent aux droits des salariés […] et le plus rigoureux du continent en matière de protection de l’environnement et des consommateurs ».
On s’en doute, ces réductions de taxes impacteront le budget de la Province. Pour contrebalancer les recettes, Jean-François Lisée propose différents outils pour faire payer leur juste part aux « riches ». Prenons le cas des amendes, selon l’auteur, leur coût devrait être pondéré en fonction du revenu, comme cela se fait déjà dans de nombreux pays : « une contravention pour avoir grillé un feu rouge ? L’équivalent d’une demi-journée de revenu ». Plus généralement, c’est l’ensemble des services fournis par la collectivité qu’il propose de réévaluer en fonction des salaires. Le coût des garderies pouvant s’élever de 40 à 60 $ la journée à Toronto ou Boston, pourquoi devrait-on se contenter de percevoir le strict minimum des citoyens les mieux nantis ?…
Quid de la privatisation d’Hydro-Québec : la fin de la « poule aux œufs d’or » ?
Mario Dumont, ancien chef de l’Action démocratique du Québec, a introduit le débat de la privatisation du géant public de l’énergie qu’est Hydro-Québec. Certains défenseurs de l’approche étatiste pourront donc trouver hors de propos cette proposition de privatisation partielle que fait Jean-François Lisée. En effet, même si l’auteur s’étend longuement sur le sujet, chiffres à l’appui, il ne persuadera que difficilement les plus réfractaires au démembrement du capital de la compagnie.
Néanmoins, il nous faut ici moduler son intention. Il ne s’agit pas de se contenter d’augmenter les tarifs pour ensuite privatiser totalement l’entreprise productrice d’énergie et rendre le citoyen seul tributaire des conséquences négatives. Pour être précis, le directeur du CÉRIUM ne défend qu’une privatisation de 25 % de la compagnie parapublique sur le marché international pour maximiser le bénéfice de la vente d’action.
Première étape : augmenter de 60 % le coût du kilowatt par heure (kWh) et, au même moment, assurer une baisse massive du taux d’imposition des ménages afin d’assurer une « opération blanche » dans leur porte-monnaie. Cette baisse d’imposition assurera, de fait, une plus grande concurrencialité du Québec au niveau de la taxation par rapport à ses voisins, pénalisera les plus gros consommateurs et libérera de l’énergie à toutes fins utiles. Et c’est sans compter l’impact de la hausse de tarif sur le marché de la rénovation qui générera assurément de l’activité économique… Enfin, seconde étape, il prévoit effectivement une vente de 25 % d’Hydro-Québec, assurant, du même coup, une entrée directe de 32 G$ dans le budget de l’État, réduisant par la même le coût de la dette de 2 G$ chaque année. Voici qui permettra de financer quelques projets sociaux que l’auteur décrit volontiers dans la suite de son ouvrage.
Le refus du déterminisme social
La partie attribuée à l’exclusion est parmi les plus intéressantes de l’essai. Tenter d’en corriger les effets en aval est coûteux pour la société, et certainement plus que de prendre les mesures nécessaires pour réduire les inégalités à leur origine. Indéniablement, en Amérique du Nord, le Québec est le mieux outillé dans cette lutte, mais l’auteur propose d’aller encore plus loin dans le domaine. Cela passe notamment par la généralisation des services de garde en privilégiant les quartiers les plus défavorisés (en rupture totale avec l’approche très Public choice de l’ADQ et des conservateurs consistant à verser directement l’argent aux familles), soutenant la scolarisation dès le plus jeune âge ou en imposant aux jeunes bénéficiaires de l’assistance publique à suivre des formations susceptibles de les réintégrer sur le marcher de l’emploi.
Nous terminerons cette rapide étude du livre en abordant la fâcheuse question des droits de scolarité. Les lecteurs de son précédent ouvrage seront déçus de le voir recycler des idées abondamment développées dans Nous. Néanmoins, voici les grands traits de sa proposition.
Il ne fait pas de doute que l’enseignement supérieur est constamment sous-financé, mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Les exigences financières sont telles que le Québec est aujourd’hui reconnu pour son accessibilité aux études supérieures (deux fois moins cher qu’en Ontario et, selon l’université, parfois sept fois moins qu’aux États-Unis). Il n’y a donc qu’un pas à faire pour affirmer que les frais de scolarité (prosaïquement, nous les qualifierons volontiers d’élevés sans être inaccessibles et suffisamment modestes pour être abordables sans mettre en péril le financement de l’Université…) sont la clef du succès.
De fait, toucher aux droits de scolarité revient à bouleverser un fragile équilibre. L’auteur ose remettre en doute le caractère réellement juste et en profite pour refonder leur financement. Ainsi, sans entrer dans les détails, il s’agirait d’élever les frais de scolarité en les scindant en deux parties. La première, équivalente à celle que les étudiants paient aujourd’hui constituerait des arrhes, un premier versement valant acompte pour la poursuite des études. La seconde partie, sujette de l’innovation, correspondrait au reste du coût réel de la scolarité et serait payé en remboursement différé, cela sous condition de ressources. Il est évident que, dépendamment du niveau de ressource fixé pour imposer le remboursement (l’auteur propose le salaire annuel de 75 k$ comme seuil), il y aurait peu de chance que 100 % des étudiants québécois en arrivent à payer le coût réel de leurs études.
Enfin, afin de mettre à mal le départ assez massif d’étudiants formés au Québec pour travailler ailleurs, il propose que le Québec passe des contrats d’engagement avec les étudiants. Ces derniers s’engageraient donc à rester au Québec (« rentabilisant » l’investissement de la Province pour ses études) pendant un certain laps de temps. En échange, le Québec lui offrirait des crédits d’impôt. Ce système existe d’ores et déjà en France, notamment, dans la formation des enseignants des IUFM qui s’engagent à rester dans leur région de formation, et ce afin de favoriser l’équilibre territorial national.
Ces quelques mesures ne traduisent que très partiellement l’étendue des travaux produits dans cet ouvrage. La rigueur est bien présente et, quoi que parfois « technocratiques » pour un lecteur peu habitué au genre, la plume du journaliste est toujours présente pour ne pas l’abandonner en cours de route et nous accorder souvent une note de dérision.
Ceci dit, les amateurs de formules dithyrambiques et autres déclarations d’intention à peu de frais resteront certainement sur leur faim et pourront reprocher à Jean-François Lisée de ne pas prétendre à porter un message de gauche résolument refondateur, se contentant, dès lors, de corriger un système qu’il sait intrinsèquement déficient. L’auteur s’en défend en nous précisant qu’il souhaitait, avant tout, apporter cette accumulation d’idées au débat public pour « nous faire un pas ou deux sur le chemin du progrès social » et « corriger le système pour le rendre plus humain, plus productif, plus respectueux des citoyens ».
Effectivement, à la fin de son propos, il reconnaît la non-viabilité du système actuel, notamment pour les considérations environnementales que nous connaissons tous. La destruction des milieux naturels, la réduction de la biodiversité, le réchauffement climatique ou l’utilisation excessive des ressources sont autant « de mauvaises nouvelles qui nous pendent littéralement au nez ».
Alors, un livre pour rien ? Celui-ci n’est qu’une étape, car l’objectif, pour les prochaines années, sera donc de « définir une sortie de l’économie de marché consumériste, qui ne va nulle part et qui va frapper un mur ».
Aussi, quoi qu’un gouvernement d’inspiration libéral soit solidement au pouvoir pour les prochaines années, l’auteur ne se laisse pas aller au pessimisme : « les choses que je ne peux pas changer, je m’en accommode et j’essaie d’en tirer le côté positif et, effectivement, ce sont des idées que j’insère dans la conversation de la mouvance de gauche, en espérant qu’elles trouvent preneur, qu’elles se répercutent dans les programmes et ensuite dans les actions ». En espérant…