De quoi Syriza est-il le nom?

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Syriza, c’est plus que le nouveau nom de l’extrême gauche : les confusions de termes empêchent de voir les événements en Grèce comme ce qu’ils sont : le début de quelque chose

De la « Gauche radicale » à l’« extrême gauche », en passant par « l’ultragauche » ou « l’héritage communiste », tous les poncifs de la guerre froide ont été ressortis par les analystes pour commenter la nette victoire de Syriza aux élections grecques de dimanche. Dans cette confusion, certains ce sont démarqués en ayant même osé renvoyer dos-à-dos « les extrêmes », comme si le groupuscule néonazi de l’Aube dorée et ces succédanés de l’extrême droite européenne pouvaient être comparés à la coalition victorieuse de la gauche grecque et à ces partis frères qui, de tout le vieux continent, s’en réclament. Ces amalgames, aussi peu renseignés que boiteux, sont surtout dangereux, car ils perpétuent le triste sentiment d’intangible dans le politique.

Alors, plutôt que d’ânonner ces mêmes commentaires, revenons sur quelques les propositions de Syriza : passage du salaire minimum de 600 à 750 €, 13e mois de retraite pour les retraites inférieures à 700 €, protection des habitations principales des saisies, accès gratuit aux soins, lutte, contre la fraude fiscale et la contrebande, réaffectation des fonds européens, etc. Est-ce là le produit des réflexions d’un cryptostalinien échevelé? Bien sûr que non. D’ailleurs, l’esprit qui préside à ces ambitions était au coeur du programme de bien des sociodémocrates et sociolibéraux d’avant les années 80 et leur virage reagano-thatchérien. Au risque de l’anachronisme, le programme des libéraux de 1960, emmenés par Jean Lesage, relevait du même paradigme d’un interventionnisme pragmatique de l’État.

Certes, il reste le cas particulier de la dette grecque, qui, nous dit-on, serait le fruit d’une longue tradition de laxisme, un phénomène presque endogène, pour certains. On nous parle donc d’un pays noyé sous une dette abyssale qui paie les pots cassés de son laisser-aller. Il reste que si cette dette approche les 175 % du PIB, elle n’était que de 105 % au début de la crise de 2008, avant la litanie de mesures « austéritaires ». Pour l’anecdote, 105 % du PIB c’était d’ailleurs, à peu de chose près, le poids de la dette états-unienne fin 2014… Quoi qu’il en soit, l’histoire nous démontre qu’il est impossible de rembourser des dettes sur la base d’économies atones. C’est d’ailleurs ce que plaidait lundi matin le médiatique économiste Thomas Piketty à la radio française en rappelant que dans une telle situation, « il fau[drait] 50 ans, 60 ans pour rembourser 200 % du PIB. » À l’inverse, les pays qui ont connu de tels taux d’endettement (pensons à l’Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale) ont pu compter sur des politiques de relance de l’activité et des restructurations de leurs dettes.

Alors s’il est certainement aisé de répéter le discours fataliste ambiant et de céder au déclinisme des sinistres augures, cela ne doit pas empêcher de regarder les choses objectivement et d’accompagner l’espoir avec bienveillance, car, aujourd’hui plus qu’hier, tout est à inventer. En constatant cet élan populaire qui a porté Syriza aux responsabilités et qui pousse les Espagnols de Podemos vers autant de succès, nous devons connaître le vieux monde pour mieux en abandonner ses mots et articuler demain. Il le faut aussi, peut-être, pour nous rappeler comme le Printemps érable n’a su être transfiguré au sein d’un système politique québécois corseté dans son expression. Il faut qu’avec cette formidable formule de García Márquez, prix Nobel de littérature décédé récemment, nous avancions confiant dans la voie de cette projection dépouillée du poids des erreurs du passé : « le monde était si récent que la plupart des objets n’avaient pas de nom et pour les désigner il fallait les montrer du doigt ».

Aborder les questions migratoires avec respect et rigueur : c’est possible

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Réponse à la chronique de Christian Rioux de ce jour

Habitué aux chroniques de M. Rioux que je trouve généralement justes, je n’ai pu m’empêcher de grincer des dents en découvrant son article dans l’édition du 1er décembre dernier. De cette chronique, je regrette principalement qu’il soit fondé sur la seule thèse défendue par M. Algalarrondo, thèse présentée, finalement, comme étant la seule alternative à l’irresponsabilité de ceux qu’il qualifie de gauche « Bobo ». Nous ne nous arrêterons pas ici sur le fait que le Nouvel observateur représente d’une certaine manière cette gauche urbaine et branchée qui a largement alimenté le décrochage de la gauche de gouvernement d’avec les Français les moins nantis, même s’il y aurait déjà là matière à débat…

D’abord, il y a ce rejet du revers de la main de l’idée selon laquelle la République française n’aurait aucune responsabilité intrinsèque en matière d’immigration. Pourtant, de la création de Légions étrangères en 1789 aux héros polonais de la Commune de Paris de 1871, l’immigration s’est toujours trouvée au cœur du destin français, y compris dans ses pages révolutionnaires les plus marquantes. Rappelons-le, la Nation française contemporaine, celle de la reconnaissance des droits naturels de l’Homme, est donc éminemment civique.

Surtout, on développe ensuite dans cet article l’argument selon lequel, dans le fond, la défense du plus faible serait un jeu à somme nulle et que défendre la cause des immigrés ne saurait être compatible avec la défense du prolétariat. Or, c’est tout à fait l’opposé de ce que défend notamment le Front de gauche, représenté par M. Mélenchon à l’élection présidentielle. M. Rioux ne peut dénoncer les égarements d’une certaine gauche en n’évoquant, pour seul contrepoint, que le discours suintant la haine de la famille Le Pen.

Le « lepénisme à rebours », nous le réprouvons, car une autre gauche existe en France, une gauche qui assume son héritage riche et complexe sans se fourvoyer dans le nombrilisme ethnocentrique ni dans le libéralisme irresponsable.

Entre le désintérêt des sociaux libéraux de Terra nova pour les classes ouvrières et un certain patronnât qui se réjouit de la corvéabilité des immigrants, il existe une autre voie. Les immigrés clandestins — qui, entendons-nous, quittent rarement leur pays d’origine pour le plaisir — constituent, par la force des choses, une main-d’œuvre peu coûteuse et peu regardante de ses droits sociaux. En effet, la dénonciation et la reconduite à la frontière sont leur épée de Damoclès face à toute revendication. En bref, voici là des personnes trop souvent dramatiquement exploitées par des patrons sans vergogne. Quant au reste du salariat, il est de facto victime d’un dumping social inavoué qui tire les réglementations sociales vers le bas.

Doit-on en déduire qu’il faut nécessairement exclure ces individus? Ce serait totalement illusoire, en plus d’être inhumain. Les estimations les plus basses du niveau d’immigrants illégaux en France le situent autour de 200 000 personnes. Au rythme déjà frénétique de 25 000 reconduites à la frontière annuelle, il faudrait donc s’attendre à près de 10 ans de rafles dans les transports en commun et de descentes policières dans les écoles pour tenter de juguler l’immigration clandestine, si l’on suppose naïvement que l’entrée sur le territoire français pourrait en plus être stoppée net du jour au lendemain.

Face à cela, il n’y a qu’une solution viable, c’est la régularisation complète des immigrants illégaux sur le territoire. C’est autant une question d’Humanisme et d’héritage historique consistant à redonner leur dignité aux travailleurs, sans distinction d’origine, que de bon sens économique et social. À ce dernier égard, nous finirons d’ailleurs en rappelant les conclusions d’une étude menée par l’équipe du Pr Xavier Chojnicki de l’université Lille-2 évaluant le gain de l’immigration en France à 12,4 milliards d’Euros par année pour les finances publiques. L’immigration, en plus d’être une source d’enrichissement incontestable, est payante… Plutôt que de focaliser sur les erreurs d’une tendance politique, le propos de M. Rioux aurait gagné en profondeur à étudier les propositions viables de l’autre gauche.

« Pour une gauche efficace », recension du livre

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Pour une gauche efficace
Auteur : Jean-François Lisée
Date de parution : 12/2008
ISBN : 9 782 764 606 407
Editeur : Le Boréal
Collection : Essais et documents

La rédaction de cette recension est notamment basée sur un entretien réalisé par nos soins et dont l’intégralité peut être consultée ici.

Jean-François Lisée n’est pas de ceux que la tournure des évènements va freiner, et ce n’est pas la crise économique actuelle doublée d’une prolongation du bail libéral à Québec qui contredira cela. Tantôt chercheur, tantôt journaliste, tantôt conseiller politique de l’ombre, le voici de nouveau dans le rayonnage de nos librairies pour un nouvel essai : Pour une gauche efficace. Quoi que la crise économique permet à d’anciens chantres du néo-libéralisme de se faire défenseurs de l’État-providence, l’auteur nous livre là une réflexion à rebours de l’air du temps, aussi rafraîchissante et structurée que son parcours professionnel est atypique. Surtout, l’ancien correspondant de presse à Paris et à Washington nous livre une approche ambitieuse qui ne sombre jamais dans le pessimisme : sans mésestimer les efforts qu’il nous faudra produire dans un avenir que l’on sait semé d’embûches, il trace la route vers un Québec solidariste et dynamique.

Auteur de plusieurs livres à succès traitant de la politique québécoise (citons notamment Dans l’œil de l’aigle : Washington face au Québec – ISBN 2890523284 — sur l’approche de la diplomatie états-unienne quant à la question québécoise, et la biographie en deux tomes du premier ministre Robert Bourassa pendant les évènements de 1990-1992 — ISBN 2890526216 et ISBN 289052628), Jean-François Lisée est devenu conseiller politique du premier ministre péquiste Jacques Parizeau, en 1994, puis, de 1995 à 1999, de son successeur, l’ancien chef du Bloc Québécois Lucien Bouchard. En 2004, il est devenu directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).

À l’image du caricaturiste Chapleau (voir l’illustration ci-contre), d’aucuns lui reprocheront ce côté touche-à-tout, ne sachant trop comment le qualifier ; toutefois, s’il est une chose qu’on ne saurait lui reprocher c’est son insatiable appétit de travail et sa volonté de contribuer au débat…

Un brin provocateur, l’heure est donc venue, pour l’auteur, de « voler des idées à la droite quand elles peuvent nous permettre d’obtenir des résultats de gauche ». Formidable stimulant intellectuel, son dernier essai, Pour une gauche efficace, passe donc à la moulinette un certain nombre d’idées reçues pour mieux contrecarrer certains discours dominants dans l’opinion.

La fin du paradigme américain

La gestion de l’État n’est pas neutre et, à ses yeux, la pierre angulaire des politiques de droite reste la création et l’accumulation de richesse. Les desseins qui en découlent sont clairs : désengagement de l’État, affaiblissement du rôle des syndicats et, surtout, démembrement du filet social, principal protecteur contre la lente dérive vers l’exclusion. Cet affaiblissement de la puissance publique, l’auteur l’explique principalement par l’imposition du référentiel néolibéral dans les années 1980. Dans un entretien qu’il nous accordait il y a quelques semaines, il rappelait l’héritage négatif, mais toujours vivace du reaganisme qui a conduit à la fragilisation de nos modèles sociaux. De cette approche, il déplore l’idée « que l’impôt sur le revenu des hauts salariés et des plus hauts revenus était une mauvaise chose […]. Cela a donc créé un détournement de la richesse créée vers les plus riches et un rétrécissement de la capacité des États à imposer et donc de redistribuer et une stagnation des classes moyennes […] Depuis Reagan, les États-Unis ont tiré vers le bas la capacité des pays occidentaux à taxer les plus riches, ce qui fragilise la gauche et un certain nombre d’éléments de filet social ».

Rejetant fermement ce paradigme états-unien de l’intervention publique, partisan du gros bon sens politique, il se classe parmi les progressistes pragmatiques. Cette approche ne renie donc pas l’économie de marché, mais s’inscrit dans une revalorisation du rôle de l’État et de sa capacité à lever l’impôt. Il nous confie que selon lui « le but de l’impôt, c’est de corriger à l’arrivée les inégalités que le marché a créées au départ. Alors oui, c’est certainement la plus grande invention depuis le bouton à 4 trous ! » Le postulat de son essai est simple « la question de la création, comme celle de la redistribution, de la richesse est essentielle. Cependant, […] le sujet de la richesse est trop important pour le laisser aux seuls riches ». Parmi les quelques idées qu’il développe, nous retiendrons quelques-unes d’entre elles qui concernent plus particulièrement la réforme de l’État et impacteront budget.

La « nationalisation » des PPP

Indubitablement, il y a eu des controverses, des erreurs souvent, et des excès parfois (certes, le métro à Laval a été sujet à une polémique douteuse, mais nous connaissons tous les affres qui ont entouré la construction du Stade) qui ont incontestablement rendu la gestion publique très impopulaire. En ce sens, il aurait donc été assez malhonnête de ne pas vouloir voir dans les partenariats publics-privés (PPP) une tentative de résolution des égarements inhérents aux maîtrises d’œuvre publiques : ces derniers ont permis d’encadrer la plupart des grands dossiers tout en les dépolitisant (particulièrement en ôtant la gestion de l’agenda au politique et évitant ainsi la fameuse instrumentalisation pour « effets d’annonces »). En clair, quoiqu’idéologiquement contestable, cela a permis d’apporter une touche de renouvellement dans la sphère publique.

Ceci dit les PPP n’ont rien de miraculeux : le coût bien plus élevé des taux d’intérêt des prêts consentis pour leur financement et la recherche légitime du profit qui découle de l’entrepreneuriat privé sont ses talons d’Achille. Les frasques entourant la (non ?) construction du futur CHUM en sont autant d’indicateurs.

Reprenant l’idée de Louis Bernard, Jean-François Lisée propose donc de les « nationaliser », c’est-à-dire d’en confier la responsabilité à une autorité indépendante responsable et désignée par l’Assemblée nationale. Objectif : « rassurer les citoyens choqués, à bon droit », et revaloriser la fonction publique, car la gauche ne peut être efficace qu’en se reposant sur l’État ; or, pour que celui-ci soit fort, il doit être respecté et encouragé.

La fonction publique québécoise actrice plutôt que souffre-douleur de la réforme

L’ancien journaliste dénonce fermement les conditions dans lesquelles la droite a tendance à réaliser des réformes dont le but ultime reste, selon lui, la privatisation en négligeant les « conditions salariales et les conditions de travail des artisans du secteur public». Il défend donc le principe « d’innocuité, c’est-à-dire qu’on peut demander beaucoup de travail de réforme aux artisans du secteur public, mais en posant d’abord le principe que l’emploi, les conditions salariales et les conditions de travail seront protégés ».

À cet égard, il propose d’instaurer un bénéfice, de « faire en sorte d’intéresser les travailleurs à l’augmentation de la productivité, à l’augmentation de la performance », même s’il déplore qu’encore aujourd’hui, « à gauche, il y a encore cette idée que non c’est impossible, et qu’il ne doit pas y avoir l’appât du gain : c’est encore quelque chose de tabou ». Avec une pointe de dépit, il nous concède que malgré le fait que l’histoire nous ait appris que l’idéalisme est fondamental, l’appât du gain et la prise de responsabilité sont inévitables si « on souhaite de l’innovation pour la qualité de vie, de l’innovation pour le pouvoir d’achat des familles et des salariés ».

Or, on le sait depuis Adam Smith, « les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail […] sont dues à la division du travail ». En toute logique, l’auteur constate qu’il n’est pas de meilleure ressource que les employés de la fonction publique eux-mêmes pour corriger les inefficacités de l’organisation du travail.

En conséquence, il s’agirait là de rendre les fonctionnaires québécois décideurs et acteurs de la réforme de l’État en les intéressant à hauteur de 25 % des marges dégagées.

Rendre le Québec encore plus attractif sans déroger à l’équité

Qui dit État prétendument trop lourd dit fiscalité élevée et, on le sait, le Québec est souvent pointé du doigt, car considéré comme l’endroit le plus « taxé » d’Amérique du Nord.

L’auteur atténue néanmoins ce lieu commun en développant l’idée selon laquelle cela ne freine en rien la croissance du Québec, les États-Unis et le Québec connaissant d’ailleurs une croissance de la richesse par personne équivalente soit 14,5 % et 14,2 % entre 1999 et 2008, soit 3,1 points de mieux que l’Ontario. De plus, reprenant l’expertise du ministère québécois des Finances, de ce fardeau prétendument insupportable, les Québécois en auraient finalement pour leur argent : à titre d’exemple, les Québécois ont certes dépensé 2,8 G$ en impôts de plus que s’ils étaient sous l’empire d’une législation fiscale similaire à celle de l’Ontario, mais la province du Québec offre à ses citoyens l’équivalent de 4,1 M$ de politiques supplémentaires (services de garde, effort culturel, logement social, relations internationales, etc.) par rapport à sa voisine de l’Ouest.

Il n’en demeure pas moins qu’il propose un allègement sensible du fardeau fiscal pesant sur les entreprises afin de rendre le Québec compétitif par rapport à ses voisins. Défenseur d’un pacte social entre l’initiative privée et la puissance publique, il propose en retour que les entreprises s’engagent à respecter strictement « le cadre juridique et réglementaire le plus favorable du continent aux droits des salariés […] et le plus rigoureux du continent en matière de protection de l’environnement et des consommateurs ».

On s’en doute, ces réductions de taxes impacteront le budget de la Province. Pour contrebalancer les recettes, Jean-François Lisée propose différents outils pour faire payer leur juste part aux « riches ». Prenons le cas des amendes, selon l’auteur, leur coût devrait être pondéré en fonction du revenu, comme cela se fait déjà dans de nombreux pays : « une contravention pour avoir grillé un feu rouge ? L’équivalent d’une demi-journée de revenu ». Plus généralement, c’est l’ensemble des services fournis par la collectivité qu’il propose de réévaluer en fonction des salaires. Le coût des garderies pouvant s’élever de 40 à 60 $ la journée à Toronto ou Boston, pourquoi devrait-on se contenter de percevoir le strict minimum des citoyens les mieux nantis ?…

Quid de la privatisation d’Hydro-Québec : la fin de la « poule aux œufs d’or » ?

Mario Dumont, ancien chef de l’Action démocratique du Québec, a introduit le débat de la privatisation du géant public de l’énergie qu’est Hydro-Québec. Certains défenseurs de l’approche étatiste pourront donc trouver hors de propos cette proposition de privatisation partielle que fait Jean-François Lisée. En effet, même si l’auteur s’étend longuement sur le sujet, chiffres à l’appui, il ne persuadera que difficilement les plus réfractaires au démembrement du capital de la compagnie.

Néanmoins, il nous faut ici moduler son intention. Il ne s’agit pas de se contenter d’augmenter les tarifs pour ensuite privatiser totalement l’entreprise productrice d’énergie et rendre le citoyen seul tributaire des conséquences négatives. Pour être précis, le directeur du CÉRIUM ne défend qu’une privatisation de 25 % de la compagnie parapublique sur le marché international pour maximiser le bénéfice de la vente d’action.

Première étape : augmenter de 60 % le coût du kilowatt par heure (kWh) et, au même moment, assurer une baisse massive du taux d’imposition des ménages afin d’assurer une « opération blanche » dans leur porte-monnaie. Cette baisse d’imposition assurera, de fait, une plus grande concurrencialité du Québec au niveau de la taxation par rapport à ses voisins, pénalisera les plus gros consommateurs et libérera de l’énergie à toutes fins utiles. Et c’est sans compter l’impact de la hausse de tarif sur le marché de la rénovation qui générera assurément de l’activité économique… Enfin, seconde étape, il prévoit effectivement une vente de 25 % d’Hydro-Québec, assurant, du même coup, une entrée directe de 32 G$ dans le budget de l’État, réduisant par la même le coût de la dette de 2 G$ chaque année. Voici qui permettra de financer quelques projets sociaux que l’auteur décrit volontiers dans la suite de son ouvrage.

Le refus du déterminisme social

La partie attribuée à l’exclusion est parmi les plus intéressantes de l’essai. Tenter d’en corriger les effets en aval est coûteux pour la société, et certainement plus que de prendre les mesures nécessaires pour réduire les inégalités à leur origine. Indéniablement, en Amérique du Nord, le Québec est le mieux outillé dans cette lutte, mais l’auteur propose d’aller encore plus loin dans le domaine. Cela passe notamment par la généralisation des services de garde en privilégiant les quartiers les plus défavorisés (en rupture totale avec l’approche très Public choice de l’ADQ et des conservateurs consistant à verser directement l’argent aux familles), soutenant la scolarisation dès le plus jeune âge ou en imposant aux jeunes bénéficiaires de l’assistance publique à suivre des formations susceptibles de les réintégrer sur le marcher de l’emploi.

Nous terminerons cette rapide étude du livre en abordant la fâcheuse question des droits de scolarité. Les lecteurs de son précédent ouvrage seront déçus de le voir recycler des idées abondamment développées dans Nous. Néanmoins, voici les grands traits de sa proposition.

Il ne fait pas de doute que l’enseignement supérieur est constamment sous-financé, mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Les exigences financières sont telles que le Québec est aujourd’hui reconnu pour son accessibilité aux études supérieures (deux fois moins cher qu’en Ontario et, selon l’université, parfois sept fois moins qu’aux États-Unis). Il n’y a donc qu’un pas à faire pour affirmer que les frais de scolarité (prosaïquement, nous les qualifierons volontiers d’élevés sans être inaccessibles et suffisamment modestes pour être abordables sans mettre en péril le financement de l’Université…) sont la clef du succès.

De fait, toucher aux droits de scolarité revient à bouleverser un fragile équilibre. L’auteur ose remettre en doute le caractère réellement juste et en profite pour refonder leur financement. Ainsi, sans entrer dans les détails, il s’agirait d’élever les frais de scolarité en les scindant en deux parties. La première, équivalente à celle que les étudiants paient aujourd’hui constituerait des arrhes, un premier versement valant acompte pour la poursuite des études. La seconde partie, sujette de l’innovation, correspondrait au reste du coût réel de la scolarité et serait payé en remboursement différé, cela sous condition de ressources. Il est évident que, dépendamment du niveau de ressource fixé pour imposer le remboursement (l’auteur propose le salaire annuel de 75 k$ comme seuil), il y aurait peu de chance que 100 % des étudiants québécois en arrivent à payer le coût réel de leurs études.

Enfin, afin de mettre à mal le départ assez massif d’étudiants formés au Québec pour travailler ailleurs, il propose que le Québec passe des contrats d’engagement avec les étudiants. Ces derniers s’engageraient donc à rester au Québec (« rentabilisant » l’investissement de la Province pour ses études) pendant un certain laps de temps. En échange, le Québec lui offrirait des crédits d’impôt. Ce système existe d’ores et déjà en France, notamment, dans la formation des enseignants des IUFM qui s’engagent à rester dans leur région de formation, et ce afin de favoriser l’équilibre territorial national.

 

Ces quelques mesures ne traduisent que très partiellement l’étendue des travaux produits dans cet ouvrage. La rigueur est bien présente et, quoi que parfois « technocratiques » pour un lecteur peu habitué au genre, la plume du journaliste est toujours présente pour ne pas l’abandonner en cours de route et nous accorder souvent une note de dérision.

Ceci dit, les amateurs de formules dithyrambiques et autres déclarations d’intention à peu de frais resteront certainement sur leur faim et pourront reprocher à Jean-François Lisée de ne pas prétendre à porter un message de gauche résolument refondateur, se contentant, dès lors, de corriger un système qu’il sait intrinsèquement déficient. L’auteur s’en défend en nous précisant qu’il souhaitait, avant tout, apporter cette accumulation d’idées au débat public pour « nous faire un pas ou deux sur le chemin du progrès social » et « corriger le système pour le rendre plus humain, plus productif, plus respectueux des citoyens ».

Effectivement, à la fin de son propos, il reconnaît la non-viabilité du système actuel, notamment pour les considérations environnementales que nous connaissons tous. La destruction des milieux naturels, la réduction de la biodiversité, le réchauffement climatique ou l’utilisation excessive des ressources sont autant « de mauvaises nouvelles qui nous pendent littéralement au nez ».

Alors, un livre pour rien ? Celui-ci n’est qu’une étape, car l’objectif, pour les prochaines années, sera donc de « définir une sortie de l’économie de marché consumériste, qui ne va nulle part et qui va frapper un mur ».

Aussi, quoi qu’un gouvernement d’inspiration libéral soit solidement au pouvoir pour les prochaines années, l’auteur ne se laisse pas aller au pessimisme : « les choses que je ne peux pas changer, je m’en accommode et j’essaie d’en tirer le côté positif et, effectivement, ce sont des idées que j’insère dans la conversation de la mouvance de gauche, en espérant qu’elles trouvent preneur, qu’elles se répercutent dans les programmes et ensuite dans les actions ». En espérant…

« Pour une gauche efficace » : Entretien avec Jean-François Lisée

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Pour une gauche efficace
Auteur : Jean-François Lisée
Date de parution : 12/2008
ISBN : 9 782 764 606 407
Editeur : Le Boréal
Collection : Essais et documents

Cet entretien a notamment été utilisé en vue de la rédaction d’une recension de ce livre qui peut être consultée ici.
À l’origine journaliste, vous avez notamment été conseiller des Premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et êtes actuellement directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).
La publication de votre récent ouvrage, Pour une gauche efficace, est une véritable bouffée d’air frais intellectuelle pour les tenants d’une approche interventionniste de l’État. Vous démontrez avec beaucoup de mordant qu’il est possible de concilier les objectifs de justice sociale, de rigueur budgétaire et d’efficacité économique.
Vous expliquez en introduction que vous souhaitiez casser l’idée que la « gauche » est une étiquette dépassée et tout au long du livre vous « passez à la moulinette » un certain nombre d’idées reçues. Un brin provocateur, vous allez même jusqu’à prétendre qu’il est possible « de voler des idées à la droite quand elles peuvent nous permettre d’obtenir des résultats de gauche »! Vous ne craignez pas qu’à penser ainsi vous fassiez le jeu d’une droite beaucoup plus imaginative qu’une gauche qui ne serait bonne qu’à bricoler les solutions de ses opposants pour répondre à ses objectifs?
  • Vous avez raison : je m’expose à toutes les critiques Je suis certain de m’exposer aux critiques de mes amis de la gauche, qui vont me dire que ce sont des idées de droite déguisées, et je m’expose aux critiques de la droite qui va me dire que je n’ai rien compris parce que j’essaie de détourner des idées à des fins autres que celles pour lesquelles elles étaient conçues.
    Alors par exemple, ce que je dis, c’est que pour nous, en tant que personnes de gauches qui défendent le service public, il est important de prendre les moyens pour faire en sorte que le service public reste public, soit efficace, soit performant et mérite l’appui de la population. Mais, pour y arriver, pour empêcher la privatisation, pour empêcher son érosion, pour empêcher sa dilapidation par la droite, il ne faut pas laisser à la droite les idées de réforme, de performance, d’émulation et un certains nombre d’idées qui feraient en sorte que le service public soit mieux défendu.
    En fait, ce ne sont pas des idées de droite, ce sont des idées que la gauche a laissées à la droite et qu’elle doit reprendre à son goût. Je vais vous donner un exemple : lorsque la droite souhaite réformer le service public, c’est pour le privatiser. Or, pour le privatiser, elle se fout des conditions salariales et des conditions de travail des artisans du secteur public. Moi je pose le principe qu’une réforme de gauche du secteur public doit commencer par le principe d’innocuité, c’est-à-dire qu’on peut demander beaucoup de travail de réforme aux artisans du secteur public, mais en posant d’abord le principe que l’emploi, les conditions salariales et les conditions de travail seront protégées. À partir du moment où on a sécurisé ces artisans dans leurs emplois, leurs conditions, etc. on leur dit maintenant « on va harnacher vos propositions pour l’augmentation de la qualité du service et de sa performance et, en se fondant sur vos propositions, on va faire en sorte qu’une partie des économies réalisées retourne dans vos poches et qu’une autre partie revienne au service public pour augmenter l’investissement public ».
    Vous voyez, pour la droite, c’est une proposition qui est anathème parce qu’à la fin elle permet au service public d’être encore plus important et, pour la gauche, c’est une façon de protéger le service public contre sa privatisation.
Est-ce que vous partagez cette analyse selon laquelle la gauche est devenue la tenante du conservatisme depuis que la droite, désormais parée des plus beaux habits du libéralisme et du réformisme, la dénonce comme étant arc-boutée sur les acquis sociaux?
  • La gauche a raison de défendre les acquis sociaux, mais elle n’a pas raison de défendre les mécanismes qui nous ont permis de les avoir ou d’être conservatrice dans la façon dont est organisée la société ou dans la façon dont les travailleurs ont un mot à dire. Par exemple, cette idée, un peu tabou à gauche, et que j’emploie, de dire que le syndicalisme c’est non seulement bien, mais essentiel — il faut augmenter les niveaux de syndicalisation partout, y compris au Québec où ils sont déjà assez élevés —, mais cela dit, il faut en plus faire en sorte d’intéresser les travailleurs à l’augmentation de la productivité, à l’augmentation de la performance. En bref, faire en sorte que, par un système de répartition des gains de productivité, une unité dans une usine qui a contribué à augmenter la productivité soit récompensée en matière de gain, qu’il y ait un système de bonus sans jamais avoir de malus. Alors, à gauche, il y a encore cette idée que non c’est impossible, et qu’il ne doit pas y avoir l’appât du gain : c’est encore quelque chose de tabou.
    Je pense que l’on a appris, à travers l’histoire, que l’idéalisme et l’altruisme sont des éléments réels, importants de l’activité humaine, mais ce n’est pas le seul. Si l’on souhaite de l’innovation pour la qualité de vie, de l’innovation pour le pouvoir d’achat des familles et des salariés, une des clefs de l’innovation c’est l’appât du gain, l’innovation et la prise de responsabilité. Alors, il faut la mettre au profit des travailleurs, des salariés et du service public.
Alors, de façon un peu plus générale, on sent assez peu dans votre livre l’envie d’aller plus loin que la simple correction au système actuel… Êtes-vous fataliste au point de n’imaginer que des corrections plutôt que de rêver d’une société nouvelle? Par exemple, vous parlez assez peu de l’économie sociale et solidaire, or certains considèrent qu’elle peut s’appréhender en tant qu’alternative crédible au capitalisme tout en conciliant respect de l’individu, protection de l’environnement et efficacité économique.
  • J’en parle lorsqu’il s’agit de définir ce que serait une gauche efficace. Cette gauche efficace ne conçoit pas la production comme seulement la production capitaliste et, dans ce sens, l’économie sociale et le milieu des coopératives sont une alternative intéressante et qui est en progrès, au Québec en particulier. Cependant, au niveau de l’échelle de la production totale, ça ne représente que 5 % de l’emploi non agricole au Québec : ce n’est pas insignifiant, mais c’est loin d’être prédominant. Je ne pense pas que, même dans une stratégie nécessaire de valorisation de l’économie sociale et solidaire, on puisse en faire dans un avenir prévisible, à vue d’homme ou à vue de femme, l’élément prédominant de la production.
    Alors oui, vous avez tout à fait raison, dans tout le chapitre de ce livre, sauf le dernier, je propose des façons, au Québec et à la gauche québécoise, de corriger le système pour le rendre plus humain, plus productif, plus respectueux des citoyens. Mais, dans le dernier chapitre, je dis : tout ce qu’on vient de faire, c’est d’améliorer la position des Québécois dans le système actuel, or, le système actuel est insoutenable à moyen terme — insoutenable notamment pour les raisons environnementales que l’on connaît. Donc, la grande tâche de la gauche, pour la décennie à venir, et je parle de décennies parce que le temps presse, c’est de définir une sortie de l’économie de marché consumériste, qui ne va nulle part et qui va frapper un mur — c’est-à-dire l’incapacité de la planète à l’alimenter, et de trouver un nouveau système économique. C’est effectivement la grande question qui nous est posée pour les années qui viennent…
Vous citez souvent l’exemple de la France alors que ce pays est souvent considéré par ses propres habitants comme étant en délicate posture. D’ailleurs, vous notez que la France aurait le même taux de croissance de richesse par habitant que le Québec entre 2000 et 2007. Vous qui connaissez bien la France, pensez-vous que nos modèles sociaux, tant décriés pour leurs impôts et la lourdeur de leur État, peuvent résister aux assauts de la crise économique annoncée? Les marges de manœuvre seront serrées dans les prochaines années : l’État-providence pourra-t-il lui tenir la dragée haute?
  • Vous savez, ça dépend beaucoup d’Obama en fait, pour la simple raison que la fragilité de nos modèles sociaux tient au fait que depuis une vingtaine d’années, depuis Reagan en fait, il y a eu cette idéologie que l’impôt sur le revenu des hauts salariés et des plus hauts revenus était une mauvaise chose et que donc il fallait réduire leur niveau d’imposition. Cela a donc créé un détournement de la richesse créée vers les plus riches et un rétrécissement de la capacité des États à imposer et donc de redistribuer et une stagnation des classes moyennes. Alors c’est intéressant de voir comment Paul Krugman, dans son avant dernier livre L’Amérique que nous voulons, explique très bien comment Roosevelt, à la suite d’une crise assez semblable à celle que l’on vit maintenant, a essentiellement créé la classe moyenne américaine à coup d’imposition. C’est l’augmentation de l’imposition des hauts revenus , c’est l’augmentation de l’imposition des entreprises qui ont fait en sorte qu’il y a eu un écrasement de l’échelle des revenus aux États-Unis pour créer une classe moyenne importante et des riches qui étaient beaucoup moins riches qu’avant la crise de 1929. Depuis Reagan, les États-Unis ont tiré vers le bas la capacité des pays occidentaux à taxer les plus riches, ce qui fragilise la gauche et un certain nombre d’éléments de filet social. Maintenant, Obama et les économistes républicains américains savent que, avec les déficits importants qui sont créés maintenant — on parle de 7 à 8 % du PIB américain, chaque année, de déficit, ce qui est insoutenable — que la seule façon de s’en sortir maintenant, ce sera l’imposition. Alors s’ils augmentent sérieusement l’imposition les revenus des plus aisés ça va permettre à tout l’occident de suivre cet exemple. Ce serait une révolution importante, mais qu’on a déjà vécu dans les années 1930. Ça pourrait donc permettre de sortir de la crise en augmentant le pouvoir d’achat de la classe moyenne et des salariés des plus bas revenus.
    Dans le système actuel, c’est assez restrictif de le dire, mais nos systèmes fiscaux sont tributaires de décisions qui vont être prises à Washington au cours des 2 ou 3 prochaines années.
Vous redorez donc le blason le l’impôt !…
  • Oui! Absolument, le but de l’impôt, c’est de corriger à l’arrivée les inégalités que le marché a créées au départ. Alors oui, c’est certainement la plus grande invention depuis le bouton à 4 trous!
Selon vous, la percée, même marginale (malgré la perte de voix par rapport à 2007), de Québec Solidaire aux dernières élections doit-elle être perçue comme le constat qu’un parti revendiquant son ancrage à gauche est nécessaire pour le Québec? En n’osant pas s’assumer, le PQ ne risque-t-il pas de se faire doubler sur sa gauche?
  • Je suis très proche de leurs positions. J’ai lu leur programme électoral et je suis prêt à signer 90 % de ce qui y est écrit. Cependant, pour que la gauche soit efficace, il faut qu’elle soit au gouvernement, or Québec Solidaire n’a pas vocation à entrer au Gouvernement dans un avenir proche. D’ailleurs, aujourd’hui on a assez de recul de l’exercice démocratique en Europe pour savoir que les partis qui sont à gauche du parti socialiste n’ont jamais eu de progression suffisamment significative pouvant les approcher du pouvoir. On sent bien que les électorats occidentaux n’élisent que des partis qui sont proches du centre, centre gauche ou centre droit. En conséquence, si l’on veut faire des politiques de gauche efficaces, il faut les introduire dans les programmes de partis qui peuvent prendre le pouvoir. Évidemment, on ne les introduira pas dans les programmes de partis de droite ou centre droit, donc il faut les introduire dans les programmes de partis de centre gauche.
    Le Parti Québécois, et là je prêche un peu pour ma paroisse, s’est montré très perméable à ces idées-là au cours des années et, même dans des périodes restrictions budgétaires, il y a eu des avancées sociales importantes, que ce soit sur la conciliation travail-famille, les garderies, l’économie sociale, l’équité salariale, etc. Donc, pour moi, il y a de la place pour des avancées supplémentaires et, si on veut être efficace, il faut avoir l’outil qui sera susceptible d’appliquer ces mesures. Et au Québec, c’est le Parti Québécois…
Vous ne craignez pas une schizophrénie similaire à celle connue en France avec un Besancenot parmi les personnalités préférées à gauche et un Parti socialiste qui reste relativement hégémonique?
  • Malgré cette tension, les Français ne voteront pas de manière significative pour M. Besancenot au moment de l’élection. C’est comme une séduction pour un style, des idées, un personnage, mais on ne le voit pas Président de la République. Ce sera certainement la même chose avec Amir Khadir au Québec : il est très sympathique, il est très séduisant et très articulé, mais il y a une théorie qui dit que de toute façon c’est une bonne chose pour la capacité du Parti Québécois à élargir son électorat vers le centre puisque les électeurs centristes qui craignent la gauche voient que la gauche ce n’est pas nécessairement le PQ. C’est un peu pervers, mais effectivement, pour que le PQ gagne les prochaines élections, ce n’est pas à Québec Solidaire qu’il doit piquer des voix, mais plutôt au Parti libéral.
    Ce n’est donc peut-être pas un mal pour le PQ qu’il existe, sur sa gauche, une force qui lui sert de repoussoir dans une partie de l’électorat.
C’est paradoxal, car, pour capter l’électorat du PLQ, il faut s’en rapprocher sur le fond et donc de s’éloigner des idées que vous prônez et donc du PQ.
  • Pas nécessairement. Dans cette redéfinition de la gauche, pour qu’elle soit efficace, il y a aussi la prise en compte du caractère individuel de nos vies. Je pense que s’il y a une partie des gens qui ont quitté le Parti Québécois pour le Parti libéral ou l’ADQ ce n’est pas pour s’éloigner de valeurs de gauche comme la qualité de vie, l’égalité des chances, la redistribution de la richesse : ils s’en sont distanciés parce qu’ils considéraient que l’État était trop dogmatique dans son approche des vies individuelles et qu’il n’y avait pas assez de prise en compte du fait que maintenant on contrôle sa trajectoire personnelle et que, maintenant, l’État doit s’y adapter.
    Alors, si la gauche réussit à modifier son message pour être plus respectueuse de l’individualité qui, comme le dit Alain Touraine, est au centre de notre existence, il est tout à fait possible de retrouver ces voix. Ce ne sont pas des voix qui sont nécessairement anti-gauche. Le centre de gravité politique de l’opinion publique québécoise est plutôt au centre gauche. La désertion d’une partie de l’électorat du Parti Québécois tient au « refroidissement » qu’il a eu face à une certaine idée qu’il a eue de la gouvernance. Et c’est cette idée qu’il faut changer.
En tant qu’ancien conseiller, vous ne regrettez pas que cet essai arrive au mauvais moment, c’est-à-dire à l’orée d’un gouvernement libéral durable?
  • Je n’ai pas la prétention de penser que si le livre était arrivé 4 mois avant l’élection, il aurait modifié la donne, mais je pense au contraire que c’est une bonne chose, car s’il y a des personnes, et je sens qu’il y en a, qui veulent reprendre certaines de ces idées pour les faire progresser et bien nous avons maintenant le temps de les faire progresser pour la prochaine fois. Évidemment, j’aimerai mieux que la prochaine fois soit plus rapprochée, peut-être devra-t-on attendre trois ans et demi, quatre ans… Vous savez, les choses que je ne peux pas changer, je m’en accommode et j’essaie d’en tirer le côté positif et, effectivement, ce sont des idées que j’insère dans la conversation de la mouvance de gauche, en espérant qu’elles trouvent preneur, qu’elles se répercutent dans les programmes et ensuite dans les actions.
Et pour finir, vous souhaitez que l’État se dote d’outils qui feront qu’un individu sera suivi sur l’ensemble de son existence, de manière à ce que ce dernier puisse s’épanouir pleinement et à son rythme. C’est cela votre vision de l’État moderne, veiller à ce qu’à chaque instant, il ne laisse personne sur le bord du chemin du progrès social?
  • Pas seulement, mais il a de ça : l’État doit protéger des inégalités en permettant notamment aux enfants des milieux défavorisés d’avoir le meilleur soutien possible dès le point d’entrée dans la vie, et là je pense que nous avons fait des efforts au Québec, mais nous sommes encore loin du compte — je fais une démonstration assez ahurissante de ça. Et, ensuite, que pendant la vie adulte, effectivement, il y ait un arrêt des trappes à pauvreté et de la dramatisation des sorties du marché du travail. Je pense que pendant une vie il y aura 5 ans où on sortira du marché du travail pour des raisons de formation volontaire ou de perte d’emploi. Il faut s’assurer qu’il y aura des formations pendant ces périodes, que le revenu ne soit pas significativement réduit et que, — par exemple, les Britanniques et les Français sont déjà sur ces pistes– , il y ait des comptes individuels de formation qui suivent la personne tout au long de sa vie : c’est une excellente façon d’aborder le problème. Enfin il faut faire en sorte que les gens aient un contrôle, eux-mêmes, sur l’année de la retraite, que la retraite soit comme une banque sur laquelle on peut faire des dépôts et des retraits, c’est-à-dire prendre du temps avant 65 ans pour travailler plus après, que ce ne soit plus une date absolue où tout s’arrête après 65 ans.
Entretien téléphonique recueilli le samedi 17 janvier 2009.