Texte publié dans sa version légèrement raccourcie dans l’édition du 12 juin 2014 du quotidien Le Devoir
Jean Jaurès, homme de son siècle, au confluent de traditions sociales et politiques antagonistes, incarne on ne peut mieux la dialectique de ce que l’on théorisera et expérimentera ensuite sous le vocable de socialisme démocratique. Penseur autant qu’acteur, le « Grand Jaurès », a été de ces quelques rares qui ont procédé d’une certaine façon à la réunion de la réflexion et de l’action et payant ainsi de leur vie le poids de leur engagement désintéressé et total.

Illustration : Tiffet, Le Devoir
Aussi, il n’est pas inopportun, nous croyons, de reconvoquer brièvement la dualité de l’esprit jauressien. Une lecture par trop linéaire ou segmentée de son œuvre empêche à cet effet d’en comprendre parfois la force de synthèse. Ceci étant posé, il est alors d’autant plus utile de relire son travail à l’aune de sa perception de l’humain, individu social au sein d’un groupe, singulièrement au prisme de notre contexte national incertain. L’Humanité, c’est d’ailleurs le nom du quotidien dont il a été le fondateur, avant d’en devenir directeur, puis d’être assassiné à quelques encablures de ses bureaux où il mettait les dernières mains à un ultime appel à une grève générale européenne afin de contrer la lente marche vers la guerre qui sera finalement déclenchée trois jours après son décès.
Ce dernier exemple atteste de l’articulation de la pensée de Jaurès à une tradition socialiste historique dans laquelle le prolétariat doit bâtir sa force par l’union transnationale, face à un capital à l’époque beaucoup moins internationalisé qu’aujourd’hui. Le postulat marxisant de cette tradition prévalait donc : « On accuse les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité; les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas », écrivaient Marx et Engels. De là découlait logiquement le discours sur la nécessité de prendre possession de la superstructure étatique et ainsi la mécanique révolutionnaire.
Toutefois, Jaurès n’étant pas un penseur-hors-sol, il inscrit son discours et sa démarche dans une réalité déjà fort différente de celle que Marx entrevoyait à peine dans la Commune de Paris et tout aussi éloignée des hésitations de ses précurseurs français Saint-Just et Blanqui sur le rapport des « malheureux » à la patrie. En effet, la France de 1885 à 1914 (ses années de politique active) connaît sa révolution industrielle. École gratuite et obligatoire, séparation des Églises et de l’État, liberté d’association, liberté de presse, etc. : la République déploie peu à peu ses valeurs dans le cadre d’institutions démocratiques auxquelles participent tous les citoyens de sexe masculin. En pratique, on constate que l’idéal républicain s’impose progressivement comme la forme de gouvernement légitime. Est-ce à dire que la superstructure marxienne est acquise au prolétariat? Certainement pas, mais Jean Jaurès, farouchement pacifiste, est légaliste et fait le pari des institutions démocratiques.
Jaurès, le démocrate, n’en est pas moins révolutionnaire quant à la critique radicale de son temps. Sa critique du capitalisme sauvage d’alors est virulente. En 1895, devant la Chambre des Députés, il conspue cette « société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état d’apparent repos, [car elle] porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. » Inversement, pour annihiler cette inexorable « lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — [il faut] un régime de concorde sociale et d’unité. » L’expression de cet idéal fraternel, Jaurès, aussi ardent républicain qu’aux premières heures de son engagement politique, le traduit dans le pacte national. En 1911, il publie L’Armée nouvelle, une somme réflexive prodigieuse sur la place du militaire, mais aussi de la cohésion nationale. Le « patriotisme, y écrit-il, n’est pas une idée épuisée [car] elle se transforme et s’agrandit ». Quelque peu rousseauiste, il rappelle là l’importance de « la libre fédération des nations autonomes » et la « soumission à des règles de droit » comme ferment à la démocratie sociale. C’est donc la rupture avec la transgression du socialisme révolutionnaire qui est consommée; dans la continuité d’un Proudhon qui déclarait en 1948 que « la république est une anarchie positive », il se veut le gardien du progrès dans la concorde nationale traduite par le libre consentement du peuple à la Loi.
Comme le révèlera son biographe Max Gallo, il profite d’ailleurs de cet ouvrage pour attaquer ceux de ces socialistes qui, comme Gustave Hervé, voient peu de différence à vivre « sous le soudard » allemand ou français; ironie de l’Histoire, c’est ce même Hervé « postnational » qui finira sa vie dans le fascisme en proposant, dès 1935, l’accession de Pétain à la tête d’un État autoritaire. Bref, si la nation est donc utile, notamment en tant que réceptacle du jeu démocratique, elle n’est pas un horizon indépassable, puisque des solidarités internationales doivent émerger entre les peuples. C’est une des matrices de son ouvrage qui est résumée dans cet extrait devenu célèbre : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie; beaucoup d’internationalisme y ramène. [À l’inverse] un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale; beaucoup de patriotisme y ramène. »
En bref, Jaurès ne se résout pas à dissocier l’idéal collectif construit dans le cadre de la représentation nationale de la Patrie, elle-même porteuse de valeurs. Car la solidarité est un bien culturel qui émane avant tout de la Nation. « Toute atteinte à l’intégrité des patries est une atteinte à la civilisation », rappelle-t-il. Depuis de très nombreuses années, on glose sur le caractère apocryphe ou non la formule utilisée en guise de titre à ce texte. Qu’importe, il ne fait aucun doute que les peuples souverains portugais ou grecs trouveraient écho dans cette formule à voir comme la « Troïka » BCE-FMI-Commission européenne a depuis démembré leurs services publics.