Texte publié dans l’édition du 19 août 2008 du quotidien Le Devoir
Depuis le début de la semaine, de nombreuses analyses regardent de l’autre côté de l’Atlantique pour comprendre le phénomène des émeutes. Mais le Québec n’est pas la France! Préservons le modèle québécois par la recherche du dialogue et du respect.
Quelques jours après les tragiques évènements dans Montréal-Nord, certains osent déjà établir des parallèles entre ces derniers et le détestable climat qui règne depuis plusieurs années dans les banlieues françaises. Il est vrai que s’il existe une concordance réelle et non fantasmée entre le traitement médiatique des émeutes que nous venons de vivre à ici avec ce qui a pu se produire de l’autre côté de l’Atlantique ces dernières années, ce serait certainement les interrogations sur la validité des modèles d’intégration nationaux.
De manière plus générale et sans céder au sensationnalisme adopté par certaines presses, on a communément pointé du doigt l’échec du multiculturalisme anglais après les attentats de Londres; les ratages du melting-pot et du rêve américain après les ravages du cyclone Katrina sur la Nouvelle-Orléans; la fin du modèle néerlandais après les meurtres du réalisateur polémiste Théo Van Gogh et du leader d’extrême-droite Pim Fortuyn ainsi que la récente fatwa contre Ayaan Hirsi Ali; l’incapacité du modèle d’intégration républicaine français à dépasser sa diversité cuturelle et peut-être va-t-on bientôt s’interroger à l’étranger de la validité du multiculturalisme canadien. Il reste toujours plus évident de stigmatiser la crise naissante des différents « modèles » pourvu qu’il s’agisse de celui du voisin…
Or, affirmer que les modèles d’identités nationales, à l’heure d’une mondialisation inéluctable, soient en crise n’a rien d’extravagant; mais affirmer l’échec d’un modèle plutôt qu’un autre révèle plus un cloisonnement nationaliste quand il faut se rendre à l’évidence qu’il n’existe aucune modèle universel fiable. Les évènements actuels doivent donc s’appréhender dans une perspective beaucoup plus généraliste.
En France, en 2005, toute la classe politique s’était unie dans une forme d’union républicaine (plutôt rare au quotidien) pour affirmer l’impérieuse nécessité de restaurer les « principes républicains ». Cependant, le débat qui en a suivi n’a fait que révéler des problématiques beaucoup plus concrètes, relevant notamment de la perte de légitimité de l’État-nation dans ses prérogatives classiques. Ce constat découle plus de l’intégration européenne et de la loi des marchés transnationaux que de l’improbable oubli de valeurs aussi fondamentales que l’égalité ou l’humanisme. Précisons d’ailleurs que ces dernières, d’ailleurs, n’ont jamais constitué un corpus monolithique car faut-il rappeler que le prétendu « âge d’or » de la République française a été bousculé par des groupes aussi différents que radicaux laïcs, communistes, socialistes démocrates, catholiques, royalistes, populistes voire même groupes fascisants. Et, au Québec, pas moins qu’ailleurs, le rapport à l’identité collective est aussi protéiforme que mouvant dans le temps et l’espace.
Alors pour refuser de céder à certaines tentations d’analyses discriminantes, il est nécessaire de concentrer nos efforts sur la place à consentir aux institutions publiques dans la vie de la cité. On l’a vu, la cible des émeutes reste le dépositaire de l’autorité publique. Quoi qu’on en pense, le Maire de Montréal, Gérald Tremblay, l’aura noté en affirmant qu’il ne tolérerait « pas que des policiers, des pompiers et des ambulanciers soient victimes d’atteintes physiques ». En ce sens, le débat sur le rapport à la collectivité des différentes communautés culturelles ne serait en fait qu’un avatar rassurant pour oublier le problème réel de la vie quotidienne de milliers de citoyens. Le prétexte d’un débat sur l’intégration de la diversité ne serait qu’une illusion, or, lorsqu’on se trompe de problème, on ne risque pas de résoudre quoi que ce soit.
L’expression imparfaite d’une critique sociale justifiée
En fait, ce n’est pas l’intégration en elle-même qui doit être remise en cause, mais plutôt notre rapport à une classe sociale pauvre (un néo-lumpenproletariat pour certains, une underclass pour d’autres). En l’absence d’études sur les phénomènes des émeutes puisque le celui-ci est nouveau ici, nous pouvons constater qu’ailleurs, globalement, les parents des jeunes en révolte furent pour la plupart membres de la classe ouvrière. La désindustrialisation (et, par là même, la disparition de la culture ouvrière traditionnelle), a conduit à une forte dévalorisation de la valeur du travail. Le problème des « pauvres », c’est que l’économie moderne n’en a plus besoin. Et cela est un phénomène que la France partage avec le reste du monde occidentale. Aussi, le combat pour l’intégration d’une underclass est le même de Londres à Los Angeles en passant par Montréal ou Paris. En l’absence d’une socialisation par la travail telle qu’elle avait pu exister par le passé (association ouvrières, syndicats, etc.), la crise actuelle n’est pas nécessairement une spécificité française. Elle est plutôt un phénomène commun aux sociétés post-industrielles, même si, bien sûr, l’état du marché de l’emploi reste ici éminemment différent et le taux de chômage français (réel pas officiel) bien supérieur à nos réalités.
Après les émeutes de 2005, le sociologue français Jean-Jacques Yvorel avait proposé que si « les pratiques des émeutiers se situent hors du répertoire d’action collective légitime de la France d’aujourd’hui », il n’en demeure pas moins qu’elles « ne saurai [en] t être rejetée dans la délinquance pure et simple ou l’insignifiance ». Il assimile donc ces mouvement à ce qui constitue « un répertoire d’action collective ancien, “protopolitique” », c’est-à-dire où les perspectives de transformation politique ou sociale sont absentes, mais qui comporte néanmoins une critique de l’ordre établi. Il établit d’ailleurs de sérieux points de convergence entre les « émotions paysannes » des XVIIe-XVIIIe siècles ou les rébellions de « l’été rouge » de 1841 et les émeutes de novembre 2005.
Évitons le discours politique amalgamant et réducteur
Peu compréhensif, on a connu Nicolas Sarkozy pour le moins vindicatif à l’égard des « jeunes », tant par le préjugé négatif (« caïds », « racailles », etc.) que dans certains échanges verbiaux, notamment sur un plateau de télévision où il avait répondu « vous êtes ici entre gens bien élevés ». Or, le langage de ces jeunes, relégués au rang de « citoyens de deuxième zone », n’a malheureusement pas été baigné par la rhétorique universitaire ou politicienne.
Avec surprise, on a pu lire dans un autre quotidien que lorsque Nicolas Sarkozy a été muté à l’Économie et aux Finances, en 2004, « le climat avait beaucoup changé en France. La racaille ne faisait plus la loi ». Bien que fausse et péremptoire, cette affirmation contient une mince vérité. Le climat avait effectivement changé : il avait réussi à diffuser à la fois une idée et une image, celles des jeunes, en déshérence sociale, dont il a fait des « quasi-sous-hommes » parce qu’ils ne disposeraient pas du même capital économique, social et culturel. Mais si l’on a beaucoup focalisé notre attention sur Nicolas Sarkozy, il ne faut pas oublier qu’un ancien ministre de gauche, Jean-Pierre Chevènement, avait qualifié ces mêmes jeunes de « sauvageons » quelques années auparavant.
Le Canada dispose d’un héritage politique certain et la construction d’un rêve multiculturaliste crée la spécificité de son identité. Elle ne doit pas pour autant constituer une outrageante fierté, car elle n’est pas exempte de vicissitudes, et d’autres choix auraient pu être faits sans être pour autant blâmables. Cela dit, il existe au Québec une quête de l’identité collective qui tranche avec une tendance naturelle à l’individualisme anglo-saxon et qui constitue, en cela, un atout majeur pour répondre aux défis qui se posent aujourd’hui.
La France n’a jamais su tirer les enseignements de 30 années d’embrasements de ses banlieues. Les politiques et autres « plans banlieues » se sont multipliés sans réels changements et, surtout, aucune tentative sérieuse n’a été menée pour redessiner les rapports entre un État en perte de vitesse et ses quartiers. Peu à peu, la France s’est retirée de ces derniers qualifiés de « zones de non-droit », à commencer par une éducation nationale qui ne sait plus comment répondre correctement à des enjeux auxquels elle ne s’est jamais préparée… Et la politique répressive de Nicolas Sarkozy n’a rien arrangé à l’affaire lorsqu’il s’est évertué, dès 2003, à contester l’intérêt d’une « police de proximité » qui privilégierait le travail social dans les quartiers aux résultats, notamment en matière d’interpellations. La Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) a régulièrement relevé l’augmentation des plaintes depuis 2002 jugeant également que certaines méthodes de la police comme la fouille à corps et le menottage sont utilisées abusivement. Entre 2006 et 2005, les saisines de cette commission ont augmenté de 25 %!
Alors oui, la Québec n’est pas la France : il faut que notre société, celle dont nous héritons ou que nous avons adoptée par choix, soit à même de corriger au plus vite ses faiblesses. En ces instants d’une rare gravité, l’actualité laisse entrevoir un espoir. Malgré le traumatisme, et grâce à cette incroyable fierté et volonté de surmonter les problèmes, Montréal-Nord s’est rapidement ressaisi. Institutionnels, citoyens, politiciens, intervenants sociaux et communautaires se mobilisent déjà. Certains auraient pu y voir là une crise insurmontable, car « la crise vient justement de ce que le vieux meurt et de ce que le neuf ne peut pas naître ». Mais les citoyens montréalais sauront donner tort à Antonio Gramsci en rendant le plus bel hommage qui soit à Freddy Villanueva, celui de contribuer à l’émergence de solutions renouvelées et apaisées aux tensions sociales et institutionnelles qui minent les quartiers les plus défavorisés des cités occidentales.