Pour une gauche efficace
Auteur : Jean-François Lisée
Date de parution : 12/2008
ISBN : 9 782 764 606 407
Editeur : Le Boréal
Collection : Essais et documents
Cet entretien a notamment été utilisé en vue de la rédaction d’une recension de ce livre qui peut être consultée ici.
À l’origine journaliste, vous avez notamment été conseiller des Premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et êtes actuellement directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).
La publication de votre récent ouvrage, Pour une gauche efficace, est une véritable bouffée d’air frais intellectuelle pour les tenants d’une approche interventionniste de l’État. Vous démontrez avec beaucoup de mordant qu’il est possible de concilier les objectifs de justice sociale, de rigueur budgétaire et d’efficacité économique.
Vous expliquez en introduction que vous souhaitiez casser l’idée que la « gauche » est une étiquette dépassée et tout au long du livre vous « passez à la moulinette » un certain nombre d’idées reçues. Un brin provocateur, vous allez même jusqu’à prétendre qu’il est possible « de voler des idées à la droite quand elles peuvent nous permettre d’obtenir des résultats de gauche »! Vous ne craignez pas qu’à penser ainsi vous fassiez le jeu d’une droite beaucoup plus imaginative qu’une gauche qui ne serait bonne qu’à bricoler les solutions de ses opposants pour répondre à ses objectifs?
La publication de votre récent ouvrage, Pour une gauche efficace, est une véritable bouffée d’air frais intellectuelle pour les tenants d’une approche interventionniste de l’État. Vous démontrez avec beaucoup de mordant qu’il est possible de concilier les objectifs de justice sociale, de rigueur budgétaire et d’efficacité économique.
Vous expliquez en introduction que vous souhaitiez casser l’idée que la « gauche » est une étiquette dépassée et tout au long du livre vous « passez à la moulinette » un certain nombre d’idées reçues. Un brin provocateur, vous allez même jusqu’à prétendre qu’il est possible « de voler des idées à la droite quand elles peuvent nous permettre d’obtenir des résultats de gauche »! Vous ne craignez pas qu’à penser ainsi vous fassiez le jeu d’une droite beaucoup plus imaginative qu’une gauche qui ne serait bonne qu’à bricoler les solutions de ses opposants pour répondre à ses objectifs?
- Vous avez raison : je m’expose à toutes les critiques Je suis certain de m’exposer aux critiques de mes amis de la gauche, qui vont me dire que ce sont des idées de droite déguisées, et je m’expose aux critiques de la droite qui va me dire que je n’ai rien compris parce que j’essaie de détourner des idées à des fins autres que celles pour lesquelles elles étaient conçues.
Alors par exemple, ce que je dis, c’est que pour nous, en tant que personnes de gauches qui défendent le service public, il est important de prendre les moyens pour faire en sorte que le service public reste public, soit efficace, soit performant et mérite l’appui de la population. Mais, pour y arriver, pour empêcher la privatisation, pour empêcher son érosion, pour empêcher sa dilapidation par la droite, il ne faut pas laisser à la droite les idées de réforme, de performance, d’émulation et un certains nombre d’idées qui feraient en sorte que le service public soit mieux défendu.
En fait, ce ne sont pas des idées de droite, ce sont des idées que la gauche a laissées à la droite et qu’elle doit reprendre à son goût. Je vais vous donner un exemple : lorsque la droite souhaite réformer le service public, c’est pour le privatiser. Or, pour le privatiser, elle se fout des conditions salariales et des conditions de travail des artisans du secteur public. Moi je pose le principe qu’une réforme de gauche du secteur public doit commencer par le principe d’innocuité, c’est-à-dire qu’on peut demander beaucoup de travail de réforme aux artisans du secteur public, mais en posant d’abord le principe que l’emploi, les conditions salariales et les conditions de travail seront protégées. À partir du moment où on a sécurisé ces artisans dans leurs emplois, leurs conditions, etc. on leur dit maintenant « on va harnacher vos propositions pour l’augmentation de la qualité du service et de sa performance et, en se fondant sur vos propositions, on va faire en sorte qu’une partie des économies réalisées retourne dans vos poches et qu’une autre partie revienne au service public pour augmenter l’investissement public ».
Vous voyez, pour la droite, c’est une proposition qui est anathème parce qu’à la fin elle permet au service public d’être encore plus important et, pour la gauche, c’est une façon de protéger le service public contre sa privatisation.
Est-ce que vous partagez cette analyse selon laquelle la gauche est devenue la tenante du conservatisme depuis que la droite, désormais parée des plus beaux habits du libéralisme et du réformisme, la dénonce comme étant arc-boutée sur les acquis sociaux?
- La gauche a raison de défendre les acquis sociaux, mais elle n’a pas raison de défendre les mécanismes qui nous ont permis de les avoir ou d’être conservatrice dans la façon dont est organisée la société ou dans la façon dont les travailleurs ont un mot à dire. Par exemple, cette idée, un peu tabou à gauche, et que j’emploie, de dire que le syndicalisme c’est non seulement bien, mais essentiel — il faut augmenter les niveaux de syndicalisation partout, y compris au Québec où ils sont déjà assez élevés —, mais cela dit, il faut en plus faire en sorte d’intéresser les travailleurs à l’augmentation de la productivité, à l’augmentation de la performance. En bref, faire en sorte que, par un système de répartition des gains de productivité, une unité dans une usine qui a contribué à augmenter la productivité soit récompensée en matière de gain, qu’il y ait un système de bonus sans jamais avoir de malus. Alors, à gauche, il y a encore cette idée que non c’est impossible, et qu’il ne doit pas y avoir l’appât du gain : c’est encore quelque chose de tabou.
Je pense que l’on a appris, à travers l’histoire, que l’idéalisme et l’altruisme sont des éléments réels, importants de l’activité humaine, mais ce n’est pas le seul. Si l’on souhaite de l’innovation pour la qualité de vie, de l’innovation pour le pouvoir d’achat des familles et des salariés, une des clefs de l’innovation c’est l’appât du gain, l’innovation et la prise de responsabilité. Alors, il faut la mettre au profit des travailleurs, des salariés et du service public.
Alors, de façon un peu plus générale, on sent assez peu dans votre livre l’envie d’aller plus loin que la simple correction au système actuel… Êtes-vous fataliste au point de n’imaginer que des corrections plutôt que de rêver d’une société nouvelle? Par exemple, vous parlez assez peu de l’économie sociale et solidaire, or certains considèrent qu’elle peut s’appréhender en tant qu’alternative crédible au capitalisme tout en conciliant respect de l’individu, protection de l’environnement et efficacité économique.
- J’en parle lorsqu’il s’agit de définir ce que serait une gauche efficace. Cette gauche efficace ne conçoit pas la production comme seulement la production capitaliste et, dans ce sens, l’économie sociale et le milieu des coopératives sont une alternative intéressante et qui est en progrès, au Québec en particulier. Cependant, au niveau de l’échelle de la production totale, ça ne représente que 5 % de l’emploi non agricole au Québec : ce n’est pas insignifiant, mais c’est loin d’être prédominant. Je ne pense pas que, même dans une stratégie nécessaire de valorisation de l’économie sociale et solidaire, on puisse en faire dans un avenir prévisible, à vue d’homme ou à vue de femme, l’élément prédominant de la production.
Alors oui, vous avez tout à fait raison, dans tout le chapitre de ce livre, sauf le dernier, je propose des façons, au Québec et à la gauche québécoise, de corriger le système pour le rendre plus humain, plus productif, plus respectueux des citoyens. Mais, dans le dernier chapitre, je dis : tout ce qu’on vient de faire, c’est d’améliorer la position des Québécois dans le système actuel, or, le système actuel est insoutenable à moyen terme — insoutenable notamment pour les raisons environnementales que l’on connaît. Donc, la grande tâche de la gauche, pour la décennie à venir, et je parle de décennies parce que le temps presse, c’est de définir une sortie de l’économie de marché consumériste, qui ne va nulle part et qui va frapper un mur — c’est-à-dire l’incapacité de la planète à l’alimenter, et de trouver un nouveau système économique. C’est effectivement la grande question qui nous est posée pour les années qui viennent…
Vous citez souvent l’exemple de la France alors que ce pays est souvent considéré par ses propres habitants comme étant en délicate posture. D’ailleurs, vous notez que la France aurait le même taux de croissance de richesse par habitant que le Québec entre 2000 et 2007. Vous qui connaissez bien la France, pensez-vous que nos modèles sociaux, tant décriés pour leurs impôts et la lourdeur de leur État, peuvent résister aux assauts de la crise économique annoncée? Les marges de manœuvre seront serrées dans les prochaines années : l’État-providence pourra-t-il lui tenir la dragée haute?
- Vous savez, ça dépend beaucoup d’Obama en fait, pour la simple raison que la fragilité de nos modèles sociaux tient au fait que depuis une vingtaine d’années, depuis Reagan en fait, il y a eu cette idéologie que l’impôt sur le revenu des hauts salariés et des plus hauts revenus était une mauvaise chose et que donc il fallait réduire leur niveau d’imposition. Cela a donc créé un détournement de la richesse créée vers les plus riches et un rétrécissement de la capacité des États à imposer et donc de redistribuer et une stagnation des classes moyennes. Alors c’est intéressant de voir comment Paul Krugman, dans son avant dernier livre L’Amérique que nous voulons, explique très bien comment Roosevelt, à la suite d’une crise assez semblable à celle que l’on vit maintenant, a essentiellement créé la classe moyenne américaine à coup d’imposition. C’est l’augmentation de l’imposition des hauts revenus , c’est l’augmentation de l’imposition des entreprises qui ont fait en sorte qu’il y a eu un écrasement de l’échelle des revenus aux États-Unis pour créer une classe moyenne importante et des riches qui étaient beaucoup moins riches qu’avant la crise de 1929. Depuis Reagan, les États-Unis ont tiré vers le bas la capacité des pays occidentaux à taxer les plus riches, ce qui fragilise la gauche et un certain nombre d’éléments de filet social. Maintenant, Obama et les économistes républicains américains savent que, avec les déficits importants qui sont créés maintenant — on parle de 7 à 8 % du PIB américain, chaque année, de déficit, ce qui est insoutenable — que la seule façon de s’en sortir maintenant, ce sera l’imposition. Alors s’ils augmentent sérieusement l’imposition les revenus des plus aisés ça va permettre à tout l’occident de suivre cet exemple. Ce serait une révolution importante, mais qu’on a déjà vécu dans les années 1930. Ça pourrait donc permettre de sortir de la crise en augmentant le pouvoir d’achat de la classe moyenne et des salariés des plus bas revenus.
Dans le système actuel, c’est assez restrictif de le dire, mais nos systèmes fiscaux sont tributaires de décisions qui vont être prises à Washington au cours des 2 ou 3 prochaines années.
Vous redorez donc le blason le l’impôt !…
- Oui! Absolument, le but de l’impôt, c’est de corriger à l’arrivée les inégalités que le marché a créées au départ. Alors oui, c’est certainement la plus grande invention depuis le bouton à 4 trous!
Selon vous, la percée, même marginale (malgré la perte de voix par rapport à 2007), de Québec Solidaire aux dernières élections doit-elle être perçue comme le constat qu’un parti revendiquant son ancrage à gauche est nécessaire pour le Québec? En n’osant pas s’assumer, le PQ ne risque-t-il pas de se faire doubler sur sa gauche?
- Je suis très proche de leurs positions. J’ai lu leur programme électoral et je suis prêt à signer 90 % de ce qui y est écrit. Cependant, pour que la gauche soit efficace, il faut qu’elle soit au gouvernement, or Québec Solidaire n’a pas vocation à entrer au Gouvernement dans un avenir proche. D’ailleurs, aujourd’hui on a assez de recul de l’exercice démocratique en Europe pour savoir que les partis qui sont à gauche du parti socialiste n’ont jamais eu de progression suffisamment significative pouvant les approcher du pouvoir. On sent bien que les électorats occidentaux n’élisent que des partis qui sont proches du centre, centre gauche ou centre droit. En conséquence, si l’on veut faire des politiques de gauche efficaces, il faut les introduire dans les programmes de partis qui peuvent prendre le pouvoir. Évidemment, on ne les introduira pas dans les programmes de partis de droite ou centre droit, donc il faut les introduire dans les programmes de partis de centre gauche.
Le Parti Québécois, et là je prêche un peu pour ma paroisse, s’est montré très perméable à ces idées-là au cours des années et, même dans des périodes restrictions budgétaires, il y a eu des avancées sociales importantes, que ce soit sur la conciliation travail-famille, les garderies, l’économie sociale, l’équité salariale, etc. Donc, pour moi, il y a de la place pour des avancées supplémentaires et, si on veut être efficace, il faut avoir l’outil qui sera susceptible d’appliquer ces mesures. Et au Québec, c’est le Parti Québécois…
Vous ne craignez pas une schizophrénie similaire à celle connue en France avec un Besancenot parmi les personnalités préférées à gauche et un Parti socialiste qui reste relativement hégémonique?
- Malgré cette tension, les Français ne voteront pas de manière significative pour M. Besancenot au moment de l’élection. C’est comme une séduction pour un style, des idées, un personnage, mais on ne le voit pas Président de la République. Ce sera certainement la même chose avec Amir Khadir au Québec : il est très sympathique, il est très séduisant et très articulé, mais il y a une théorie qui dit que de toute façon c’est une bonne chose pour la capacité du Parti Québécois à élargir son électorat vers le centre puisque les électeurs centristes qui craignent la gauche voient que la gauche ce n’est pas nécessairement le PQ. C’est un peu pervers, mais effectivement, pour que le PQ gagne les prochaines élections, ce n’est pas à Québec Solidaire qu’il doit piquer des voix, mais plutôt au Parti libéral.
Ce n’est donc peut-être pas un mal pour le PQ qu’il existe, sur sa gauche, une force qui lui sert de repoussoir dans une partie de l’électorat.
C’est paradoxal, car, pour capter l’électorat du PLQ, il faut s’en rapprocher sur le fond et donc de s’éloigner des idées que vous prônez et donc du PQ.
- Pas nécessairement. Dans cette redéfinition de la gauche, pour qu’elle soit efficace, il y a aussi la prise en compte du caractère individuel de nos vies. Je pense que s’il y a une partie des gens qui ont quitté le Parti Québécois pour le Parti libéral ou l’ADQ ce n’est pas pour s’éloigner de valeurs de gauche comme la qualité de vie, l’égalité des chances, la redistribution de la richesse : ils s’en sont distanciés parce qu’ils considéraient que l’État était trop dogmatique dans son approche des vies individuelles et qu’il n’y avait pas assez de prise en compte du fait que maintenant on contrôle sa trajectoire personnelle et que, maintenant, l’État doit s’y adapter.
Alors, si la gauche réussit à modifier son message pour être plus respectueuse de l’individualité qui, comme le dit Alain Touraine, est au centre de notre existence, il est tout à fait possible de retrouver ces voix. Ce ne sont pas des voix qui sont nécessairement anti-gauche. Le centre de gravité politique de l’opinion publique québécoise est plutôt au centre gauche. La désertion d’une partie de l’électorat du Parti Québécois tient au « refroidissement » qu’il a eu face à une certaine idée qu’il a eue de la gouvernance. Et c’est cette idée qu’il faut changer.
En tant qu’ancien conseiller, vous ne regrettez pas que cet essai arrive au mauvais moment, c’est-à-dire à l’orée d’un gouvernement libéral durable?
- Je n’ai pas la prétention de penser que si le livre était arrivé 4 mois avant l’élection, il aurait modifié la donne, mais je pense au contraire que c’est une bonne chose, car s’il y a des personnes, et je sens qu’il y en a, qui veulent reprendre certaines de ces idées pour les faire progresser et bien nous avons maintenant le temps de les faire progresser pour la prochaine fois. Évidemment, j’aimerai mieux que la prochaine fois soit plus rapprochée, peut-être devra-t-on attendre trois ans et demi, quatre ans… Vous savez, les choses que je ne peux pas changer, je m’en accommode et j’essaie d’en tirer le côté positif et, effectivement, ce sont des idées que j’insère dans la conversation de la mouvance de gauche, en espérant qu’elles trouvent preneur, qu’elles se répercutent dans les programmes et ensuite dans les actions.
Et pour finir, vous souhaitez que l’État se dote d’outils qui feront qu’un individu sera suivi sur l’ensemble de son existence, de manière à ce que ce dernier puisse s’épanouir pleinement et à son rythme. C’est cela votre vision de l’État moderne, veiller à ce qu’à chaque instant, il ne laisse personne sur le bord du chemin du progrès social?
- Pas seulement, mais il a de ça : l’État doit protéger des inégalités en permettant notamment aux enfants des milieux défavorisés d’avoir le meilleur soutien possible dès le point d’entrée dans la vie, et là je pense que nous avons fait des efforts au Québec, mais nous sommes encore loin du compte — je fais une démonstration assez ahurissante de ça. Et, ensuite, que pendant la vie adulte, effectivement, il y ait un arrêt des trappes à pauvreté et de la dramatisation des sorties du marché du travail. Je pense que pendant une vie il y aura 5 ans où on sortira du marché du travail pour des raisons de formation volontaire ou de perte d’emploi. Il faut s’assurer qu’il y aura des formations pendant ces périodes, que le revenu ne soit pas significativement réduit et que, — par exemple, les Britanniques et les Français sont déjà sur ces pistes– , il y ait des comptes individuels de formation qui suivent la personne tout au long de sa vie : c’est une excellente façon d’aborder le problème. Enfin il faut faire en sorte que les gens aient un contrôle, eux-mêmes, sur l’année de la retraite, que la retraite soit comme une banque sur laquelle on peut faire des dépôts et des retraits, c’est-à-dire prendre du temps avant 65 ans pour travailler plus après, que ce ne soit plus une date absolue où tout s’arrête après 65 ans.
Entretien téléphonique recueilli le samedi 17 janvier 2009.