Discuter raisonnablement plutôt que de s’insulter

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Ce texte est cosigné avec Sébastien Béland, professeur agrégé au Département d’administration et fondements de l’éducation, Université de Montréal.

Un balado regroupait récemment des gens discutant de l’impossibilité de raisonner ceux qui adoptent des positions antiscientifiques. Un intervenant disait même que la recherche montrait clairement qu’ils ne changeraient jamais d’idée, peu importe la nature des évidences qu’on leur apportera. Pour reprendre les termes de Francis Bacon, « l’entendement humain, une fois qu’il a épousé une opinion, conduit toutes choses à la soutenir et à s’y accorder ». Biais de subjectivité, biais d’ancrage ou biais de confirmation, les causes d’égarements de notre pensée sont nombreuses, non parce que nous sommes idiots ou que nous sommes de mauvaise foi, mais il s’agit de notre condition d’espèce. Le sociologue Gérald Bronner, ainsi que le biologiste et vulgarisateur scientifique Thomas C. Durand ont récemment publié des ouvrages tout à fait passionnants sur le sujet. Cependant, le fait de rester campé coûte que coûte sur nos positions n’est pas inéluctable.

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Retrouver le chemin de la raison face aux pseudosciences

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Le texte est une réponse au texte « Les firmaments suspects de l’astrologie », un extrait de la revue Liberté publié dans Le Devoir du 27 octobre 2020 dans la rubrique Des Idées en revues.
Ce texte est cosigné avec Sébastien Béland et Serge Larivée, respectivement professeur agrégé au Département d’administration et fondements de l’éducation et professeur titulaire à l’École de psychoéducation, Université de Montréal.

Des fausses nouvelles au complotisme, l’actualité illustre chaque jour la nécessité de bâtir un solide socle de compétences face à l’information, aux médias et au numérique. Plus que jamais, ce socle, qui devrait mobiliser une pensée critique rigoureuse et exiger une maîtrise minimale des principes scientifiques (ses méthodes, ses épistémologies, son histoire, etc.), doit nous permettre de déconstruire les argumentations, y compris en nous confrontant à nos propres failles, ces fameux biais cognitifs. En effet, nous sommes toutes et tous portés à avoir des « distorsions » dans le traitement de l’information, et ce, non parce que nous serions trop crédules ou stupides, mais parce qu’il s’agit de notre condition d’humain. Ainsi, connaître ses biais est un premier pas pour une discussion éclairée dans l’espace public, une discussion qui s’appuie sur le choc d’argumentations étayées et raisonnées.

Devant les prétentions à bâtir une éthique de l’astrologie, comme s’y évertuent dans un style plutôt hermétique les autrices du texte « Les firmaments suspects de l’astrologie », l’exercice de déconstruction n’est pas une mince affaire, mais nous tenterons ici d’y répondre. En effet, ce texte présente sous ses plus beaux atours une pseudoscience. L’astrologie (qu’on la dise capitaliste, socialiste ou d’extrême centre) ne peut se réclamer de l’éthique : il s’agit d’une croyance dont la validité scientifique est nulle.

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Pour que le numérique ne soit pas qu’un divertissement

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Cette lettre a été publiée dans la section Opinion de l’édition du 17 juin 2019 du quotidien Le Devoir.

Les auteurs commentent Le Devoir de philo publié le 8 juin dernier, « L’école à l’heure du divertissement numérique ».

Penser le monde contemporain en s’inspirant d’un auteur est un exercice audacieux. Il peut être riche, s’il s’inscrit dans un dialogue intellectuel entre les faits, d’une part, et les sources textuelles et leurs exégèses, d’autre part. Il peut être risqué si l’on cherche à plaquer ses propres conceptions en ne mobilisant que ce qui arrange chez un auteur. L’oeuvre de Pascal ne se réduit pas aux Pensées et il convient d’aborder d’autres pans de ses travaux. Il fut aussi pédagogue et De l’esprit géométrique et de l’art de persuader en est le reflet. Dans cet opuscule, il rappelle que l’art de persuader implique de n’utiliser pour axiome que des évidences, de prouver les propositions et de refuser de tromper par des termes équivoques. Or, les contradictions à ces préceptes pascaliens sont nombreuses dans le texte de Réjean Bergeron.

Par exemple, on qualifie sentencieusement de détestable le mot « apprenant », sans autre forme de procès, mais comment le remplacer ? La compétence numérique s’adressant à tous les individus sur un banc de classe, de la maternelle à l’université, on ne saurait réduire ces derniers au seul qualificatif d’élève ou d’étudiant.

Surtout, prétendre que la compétence numérique répond à un objectif de ludifier est un contre-exemple idéal à l’art de convaincre. Sur quelle base objective affirme-t-on cela ? Sur quelle base prétend-on qu’il ne serait qu’une réponse à la recherche du divertissement à tout crin ? Cette affirmation, démontrant une compréhension limitée du cadre de référence, déforme la réalité et promeut une conception de l’éducation ne tenant pas compte des défis contemporains et de la conjoncture technologique mondiale soulignés par une multitude de travaux.

L’approche par compétence a ses détracteurs et la critique est tout à fait justifiée, car elle n’est pas la panacée. Cela étant, prétendre que la compétence nie l’idée de connaissance est un non-sens. Fondamentalement, l’un des postulats de la notion de compétence est la gradation des objectifs cognitifs par Bloom. Or, ces objectifs reposent sur le socle de la Connaissance et de l’action de se souvenir. D’ailleurs, le glossaire de la décriée compétence numérique évoque explicitement cela dans la définition de la littératie numérique présentée comme les « connaissances et compétences permettant à une personne [de s’engager] dans un contexte numérique ».

Propos exagéré

Le propos devient exagéré quand il est prétendu que la compétence numérique servira de ferment aux infox (les fake news) et ouvrira la porte à l’avidité des « GAFAM », les Google, Facebook, Amazon et autres Microsoft. C’est le contraire qui est souhaité quand on évoque « une attitude réflexive sur l’information et ses usages en étant conscient des contextes dans lesquels elle a été produite et reçue ainsi que des raisons pour lesquelles elle est utilisée », « un jugement réflexif sur son utilisation du numérique » ou encore la prise de « conscience des enjeux liés aux médias, aux avancées scientifiques, à l’évolution de la technologie et à l’usage que l’on en fait ». Le cadre de référence, c’est apprendre à un élève du primaire que l’information trouvée sur Internet n’est pas toujours véridique et qu’il doit la contre-vérifier. C’est aussi sensibiliser les personnes aux risques physiques ou psychologiques liés à une utilisation excessive ou inadéquate de la technologie. C’est aussi apprendre à un étudiant universitaire qu’il existe plusieurs types d’applications ou de logiciels facilitant le travail collaboratif à distance.

En revanche, réduire le cadre de référence à une commande politique dépourvue de sens dans un exercice bancal de rapprochement avec Pascal, voilà un procédé fâcheux. Le cadre de référence n’est que ce qu’il prétend être : un cadre de référence. Il ne s’agit pas d’un document détaillé dans lequel sont explicités les savoirs et les connaissances reliés au numérique et organisés en 12 dimensions. Le cadre n’est ni un outil de promotion des outils technologiques, ni un manuel IKEA qui se contenterait de bêtement ludifier les apprentissages avec le numérique.

Au-delà de l’oeuvre philosophique, rappelons que Pascal fut en outre un remarquable mathématicien (Chateaubriand décrivait Pascal comme un effrayant génie !) à l’origine de la pascaline. Cette machine arithmétique est présentée aujourd’hui comme la première machine à calculer et la compagnie d’informatique IBM s’en inspirera même pour produire quelques dizaines de machines dans les années 1960. Pascal, donc, mais aussi Bacon, Condorcet, etc. : nous nous émerveillons de ces penseurs qui travaillaient aux choses de l’Esprit et de la Nature.

Ainsi, sur l’enjeu de rapprocher Humanités et Sciences que rappelait Normand Baillargeon dans sa chronique en hommage à Michel Serres, nous croyons utile de sensibiliser les apprenants, élèves ou étudiants, aux choses de l’informatique : la familiarisation aux notions d’algorithmes, de logique ou de codes impose un dépassement intellectuel multidisciplinaire. Considérant le rôle du numérique dans les défis éthiques, démocratiques, socioéconomiques et environnementaux contemporains, le choix de développer une compétence numérique n’est pas céder à la quête du divertissement. C’est un préalable indispensable à un dessein individuel et collectif plus grand.

« À celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien »

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Texte publié dans sa version légèrement raccourcie dans l’édition du 12 juin 2014 du quotidien Le Devoir

Jean Jaurès, homme de son siècle, au confluent de traditions sociales et politiques antagonistes, incarne on ne peut mieux la dialectique de ce que l’on théorisera et expérimentera ensuite sous le vocable de socialisme démocratique. Penseur autant qu’acteur, le « Grand Jaurès », a été de ces quelques rares qui ont procédé d’une certaine façon à la réunion de la réflexion et de l’action et payant ainsi de leur vie le poids de leur engagement désintéressé et total.

Illustration : Tiffet, Le Devoir

Aussi, il n’est pas inopportun, nous croyons, de reconvoquer brièvement la dualité de l’esprit jauressien. Une lecture par trop linéaire ou segmentée de son œuvre empêche à cet effet d’en comprendre parfois la force de synthèse. Ceci étant posé, il est alors d’autant plus utile de relire son travail à l’aune de sa perception de l’humain, individu social au sein d’un groupe, singulièrement au prisme de notre contexte national incertain. L’Humanité, c’est d’ailleurs le nom du quotidien dont il a été le fondateur, avant d’en devenir directeur, puis d’être assassiné à quelques encablures de ses bureaux où il mettait les dernières mains à un ultime appel à une grève générale européenne afin de contrer la lente marche vers la guerre qui sera finalement déclenchée trois jours après son décès.

Ce dernier exemple atteste de l’articulation de la pensée de Jaurès à une tradition socialiste historique dans laquelle le prolétariat doit bâtir sa force par l’union transnationale, face à un capital à l’époque beaucoup moins internationalisé qu’aujourd’hui. Le postulat marxisant de cette tradition prévalait donc : « On accuse les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité; les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas », écrivaient Marx et Engels. De là découlait logiquement le discours sur la nécessité de prendre possession de la superstructure étatique et ainsi la mécanique révolutionnaire.

Toutefois, Jaurès n’étant pas un penseur-hors-sol, il inscrit son discours et sa démarche dans une réalité déjà fort différente de celle que Marx entrevoyait à peine dans la Commune de Paris et tout aussi éloignée des hésitations de ses précurseurs français Saint-Just et Blanqui sur le rapport des « malheureux » à la patrie. En effet, la France de 1885 à 1914 (ses années de politique active) connaît sa révolution industrielle. École gratuite et obligatoire, séparation des Églises et de l’État, liberté d’association, liberté de presse, etc. : la République déploie peu à peu ses valeurs dans le cadre d’institutions démocratiques auxquelles participent tous les citoyens de sexe masculin. En pratique, on constate que l’idéal républicain s’impose progressivement comme la forme de gouvernement légitime. Est-ce à dire que la superstructure marxienne est acquise au prolétariat? Certainement pas, mais Jean Jaurès, farouchement pacifiste, est légaliste et fait le pari des institutions démocratiques.

Jaurès, le démocrate, n’en est pas moins révolutionnaire quant à la critique radicale de son temps. Sa critique du capitalisme sauvage d’alors est virulente. En 1895, devant la Chambre des Députés, il conspue cette « société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état d’apparent repos, [car elle] porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. » Inversement, pour annihiler cette inexorable « lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — [il faut] un régime de concorde sociale et d’unité. » L’expression de cet idéal fraternel, Jaurès, aussi ardent républicain qu’aux premières heures de son engagement politique, le traduit dans le pacte national. En 1911, il publie L’Armée nouvelle, une somme réflexive prodigieuse sur la place du militaire, mais aussi de la cohésion nationale. Le « patriotisme, y écrit-il, n’est pas une idée épuisée [car] elle se transforme et s’agrandit ». Quelque peu rousseauiste, il rappelle là l’importance de « la libre fédération des nations autonomes » et la « soumission à des règles de droit » comme ferment à la démocratie sociale. C’est donc la rupture avec la transgression du socialisme révolutionnaire qui est consommée; dans la continuité d’un Proudhon qui déclarait en 1948 que « la république est une anarchie positive », il se veut le gardien du progrès dans la concorde nationale traduite par le libre consentement du peuple à la Loi.

Comme le révèlera son biographe Max Gallo, il profite d’ailleurs de cet ouvrage pour attaquer ceux de ces socialistes qui, comme Gustave Hervé, voient peu de différence à vivre « sous le soudard » allemand ou français; ironie de l’Histoire, c’est ce même Hervé « postnational » qui finira sa vie dans le fascisme en proposant, dès 1935, l’accession de Pétain à la tête d’un État autoritaire. Bref, si la nation est donc utile, notamment en tant que réceptacle du jeu démocratique, elle n’est pas un horizon indépassable, puisque des solidarités internationales doivent émerger entre les peuples. C’est une des matrices de son ouvrage qui est résumée dans cet extrait devenu célèbre : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie; beaucoup d’internationalisme y ramène. [À l’inverse] un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale; beaucoup de patriotisme y ramène. »

En bref, Jaurès ne se résout pas à dissocier l’idéal collectif construit dans le cadre de la représentation nationale de la Patrie, elle-même porteuse de valeurs. Car la solidarité est un bien culturel qui émane avant tout de la Nation. « Toute atteinte à l’intégrité des patries est une atteinte à la civilisation », rappelle-t-il. Depuis de très nombreuses années, on glose sur le caractère apocryphe ou non la formule utilisée en guise de titre à ce texte. Qu’importe, il ne fait aucun doute que les peuples souverains portugais ou grecs trouveraient écho dans cette formule à voir comme la « Troïka » BCE-FMI-Commission européenne a depuis démembré leurs services publics.

Faire fausse route sur le chemin de la raison

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Lettre publiée dans l’édition du 26 août 2013 du quotidien Le Devoir

En tant que citoyen fermement attaché à la laïcité, sans qualificatif particulier, de l’état de droit moderne, j’ai la triste conviction que les élus du Parti Québécois risquent de faire fausse route quant à la « charte des valeurs ».

Photo : La Presse canadienne (photo) Jacques Boissinot, source Le Devoir

D’abord sur le fond, car la laïcité est garante de l’égalité parmi les citoyens, quelle que soit leur obédience philosophique. Il est donc contre nature que l’on veuille figer juridiquement des valeurs. Celles-ci sont, par définition, évolutives : c’est le propre de nos sociétés libérales et la sociologie nous a amplement démontré que les valeurs influencent autant les individus qu’elles sont les produits de ces derniers. Parler des droits naturels, inaliénables et sacrés de l’individu est une chose, graver des valeurs dans le marbre en est une autre fort différente.

Sur la forme ensuite, comme ce fût le cas sur d’autres aspects, le Gouvernement lance ici un ballon d’essai de façon tout à fait irresponsable en ne posant pas les conditions du débat. En conséquence, chacun se lance ensuite dans ses extrapolations au risque de jeter l’anathème sur l’Autre dans toutes ses dimensions, qu’elles soient ethniques, politiques ou religieuses. Au final, personne ne sera gagnant de cette stratégie qui polarisera inutilement la société, bien que le sujet mériterait un débat vif, mais serein et respectueux.

Enfin, au risque de s’égarer en supposant cela, il est à craindre que le PQ, avec ce sujet, cherche avant tout à jouer de la tentation de confronter le gouvernement fédéral et la Cour suprême. En notant la très large majorité des Québécois derrière certaines normes comme le port de signes religieux, on peut aisément imaginer que l’entourage de la Première ministre ait décidé d’instrumentaliser la discussion au profit de la gouvernance souverainiste. Et si tel devait être le cas, cela attesterait que le projet n’est pas fait pour les bonnes raisons.

Le seul fondement qui doit justifier une telle loi, pour citer le grand Jaurès, c’est la volonté d’une progression déterminée et irrémédiable de l’esprit du citoyen « vers la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison ».

Marx, cet écologiste méconnu

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La version courte (1 800 mots) a été publié dans « le Devoir de philo » du cahier Perspectives de l’édition du 13 avril2013 du quotidien Le Devoir

Projet d’extraction du pétrole d’Anticosti, intérêt pour l’exploitation des ressources gazières et pétrolières dans le Saint-Laurent, dangers causés par la fracturation hydraulique en vue de bénéficier des gaz de schiste, passage en force pour construire la minicentrale de Val-Jalbert, maintien du Plan Nord, etc. Voilà une triste litanie pour ceux dont les préoccupations environnementales invitent à renier la stratégie de courte vue qui a longtemps primé.

Photo : Illustration Florent Michelot – Sans nul doute, aujourd’hui, Karl Marx représenterait un écologisme moderne et serait tout à fait exalté par ce qu’impliquerait le projet de transition écologique, particulièrement sur le plan des sciences.

Considérant les réalités environnementales qui ne sont plus guère contestées que par quelques iconoclastes, ces points de crispation ne feront que s’accroître dans un avenir proche. Dans ce domaine, la gestion de l’urgence n’est certainement pas la meilleure des conseillères. La sacro-sainte quête du déficit zéro fausse d’ailleurs la donne lorsque les gouvernements successifs en arrivent à accepter l’inacceptable environnemental sous prétexte d’équilibre des finances publiques. Et pourtant, n’est-ce pas la Banque mondiale qui a très récemment calculé que le coût des seules conséquences directes des grandes catastrophes naturelles des trente dernières années dans les pays arabes s’élevait à la rondelette somme de 12 G$? On comprendra aisément que pour enjamber ce précipice, il nous faudra, sociétalement, réussir à préparer notre transition. Elle est urgente écologiquement, nécessaire économiquement et logique démocratiquement. Or, cet exercice de surpassement collectif implique un effort de projection inégalé à ce jour. Ainsi, plutôt que d’aborder les problématiques d’environnement à la pièce, un cadre de réflexion structurant peut être trouvé chez Karl Marx, dont la pensée, longtemps déformée, comporte malgré tout de solides éléments de réponse sur le plan analytique, méthodologique et idéologique. Toutefois, prétendre à l’exégèse écologiste de Karl Marx pourrait sembler tout à fait contre nature, alors que le terme même d’écologie n’a très probablement été que peu employé du vivant du philosophe, puisque l’on ne situe son apparition que vers 1866. En fait, nous avons la conviction que la pensée marxienne originelle inclue les ferments d’une réflexion qui englobe la préoccupation environnementale, non en tant que simple supplément d’âme qu’il convient d’adjoindre par petites touches à l’économie capitaliste, mais bien en tant que valeur pivot à un mode d’organisation de la société.

Préalablement, nous tenons toutefois à insister sur le rejet radical de toute adhésion au principe de communisme d’État dont les effets désastreux en ex-Union soviétique ne peuvent être que le meilleur argument pour s’en tenir éloigné. Il convient surtout d’en faire un exemple à proscrire et de conserver dans la mémoire de l’humanité les drames qui en ont résulté. À cet effet, sur le plan environnemental, les catastrophes que constituent l’assèchement de la mer d’Aral et l’accident nucléaire à la centrale de Tchernobyl en sont certainement des exemples probants.

Quoi qu’il en soit, cette relecture du penseur allemand nous invite d’abord à casser le mythe d’un marxisme qui justifierait par nature le productivisme le plus destructeur. Constatant ensuite les échecs de l’économie capitaliste à dépasser ses propres contradictions, nous envisagerons finalement la question d’une lecture marxienne et écologiste de l’outil puissant qu’est la planification.

Marx naturaliste plutôt qu’industrialiste

Longtemps, Marx a été attaché à une conception excessivement productiviste. C’est, nous croyons, une erreur de jugement fondamentale qui s’explique sous deux angles historiques. Le premier angle est propre à l’auteur dont la sémantique est fortement marquée par la période de transition d’une économie de rareté à une économie d’abondance. La seconde source de cet écueil provient de la « suranalyse » ultérieure de son tropisme prométhéen. En effet, dans ce début de XXe siècle où l’URSS naissante effectuait une transition dantesque d’une économie rurale de servage à une économie hyperindustrialisée, on a souvent eu tendance à extrapoler le mythe de Prométhée, réel héros déicide du jeune Marx, pour y voir une justification erronée à la domination des ressources naturelles par l’être humain.

Il convient donc de se reporter au premier exercice intellectuel majeur de son œuvre que constitue sa thèse de doctorat. Dans Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, on découvre Marx disciple d’Épicure et donc fondamentalement naturaliste, formulant son adhésion à une doctrine originale de la juste volupté que l’on ne saurait rapprocher de la consommation à outrance d’un côté, ni même de l’ascétisme extrême de l’autre. Sur ce dernier aspect, nous nous permettrons une courte digression en précisant que, selon nous, la pensée marxienne ne saurait se satisfaire en contrepartie de ce que symboliserait la décroissance, aussi conviviale soit-elle. En effet, l’idée d’une décroissance ne tient pas compte de l’ensemble de l’effort gigantesque qu’il faudra concéder pour accomplir la nécessaire transformation écologique. Bref, dans un cas comme dans l’autre, du consumérisme à l’ascèse, il y a cette voie médiane du bonheur juste et raisonné que constitue la pensée d’Épicure et à laquelle a adhéré le jeune Marx. Pour écarter la souffrance, il nous faut donc éviter les sources de plaisir qui ne seraient pas de provenance naturelle ou nécessaire.

Pour réconcilier activité humaine et durabilité, il y aurait alors ce « plaisir, guide de vie » qui doit nous aiguillonner en nous faisant adopter une conception qualitative plus que quantitative de la consommation et du développement. Si « la nature est le corps inorganique de l’Homme » (Manuscrits de 1844), l’être humain serait une partie de la nature dont l’essence est de faire corps avec un environnement qui est autant la source de son activité productive que la conséquence de l’appropriation de celle-ci.

Or, selon Marx, parce qu’il repose sur l’accumulation, la production de n’importe quoi, n’importe comment, du moment qu’on en vend à tout le monde, et qu’il exclue de facto ce qui ne génère pas de profit, le capitalisme, même reverdi, ne pourrait être le moteur du changement.

L’illusion du capitalisme vert

On a souvent réduit l’analyse marxienne à la seule réflexion sur l’exploitation de la force de travail, or « il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère » (Critique du programme de Gotha, 1875). La IVe section du Livre Ier du Capital offre la pierre angulaire d’un raisonnement qui préconise une gestion raisonnable des ressources de la Terre. Évoquant l’agriculture « moderne », Marx indique que « l’accroissement de la productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. » Or, cette spoliation de la force de travail s’accompagne, mécaniquement d’une spoliation « dans l’art de spolier le sol ». En clair, « la production capitaliste ne développe la technique […] qu’en minant en même temps les sources qui font jaillir toutes richesses : la terre et le travailleur ». Nous comprendrons aisément que ce développement sur l’agriculture, fortement marqué par les réalités productives de l’époque au cours de laquelle son oeuvre a été écrite pourrait, sans équivoque, être aujourd’hui étendu à l’ensemble des activités économiques reposant sur l’exploitation des ressources naturelles.

Visible quotidiennement, le capitalisme réel souffre d’une incohérence intrinsèque. Alors que les théories classiques affirment unanimement que l’acteur économique doit assurer l’ensemble des coûts de son initiative, le philosophe et exégète marxien Henri Peña-Ruiz (Marx quand même, 2012) note que les faits démontrent que ceux-ci ont en fait la nette tendance à externaliser l’ensemble des coûts sociaux et environnementaux de leur organisation. Dans le cadre du plan Nord notamment, les exemples ne manqueront pas pour valider cette hypothèse, car cet état de fait procède d’une logique intellectuelle implacable. Le troisième âge du capitalisme dans lequel nous sommes se démarque par son évidente volonté de démanteler les acquis majeurs que le deuxième âge avait concédé aux travailleurs et Peña-Ruiz de nous inviter alors à nous questionner sur le résultat de cette mécanique qui aboutirait inévitablement au retour à une version encore plus perverse du premier âge, celui dont Victor Hugo disait dans son poème Melancholia qu’il « produit la richesse tout en créant la misère »? À quoi servirait ce « progrès dont on demande : où va-t-il? que veut-il? » Que la production capitaliste refuse de plus en plus de prendre en charge ses propres désagréments revient donc mécaniquement à faire porter à la société, de façon croissante, le fardeau de ses obligations non assumées. Ainsi, si le Capital n’honore pas l’ensemble des coûts inhérents à ses activités, la puissance publique est alors tout autorisée à intervenir et, par la même, serait légitime à en faire payer la lourde note par les entreprises, que cela passe par une nette réévaluation des redevances ou la judiciarisation du principe de pollueur-payeur.

Cette critique cinglante des théories économiques classiques à laquelle se prête Marx reste valable aujourd’hui, car les phénomènes humains qui influent sur l’économie capitaliste réelle n’ont guère évolué afin d’en résorber les paradoxes. Le matérialisme historique continue évidemment de se porter en faux de cette prétendue convergence naturelle, mais en fait magique, des intérêts privés et collectifs. En réalité, la nature même du mal nommé État providence reste de pallier le présupposé théologique de la main invisible. L’authentique prédisposition prométhéenne de Marx est donc validée par cette volonté de rompre avec la mystique libérale, car l’État contemporain reste le seul outil rationnel de l’Humain afin de converger durablement vers un intérêt collectif.

Enfin Marx, jugeant probablement illusoire l’émergence naturelle d’une économie capitaliste dite « verte », conclurait en rappelant que le capitalisme, de par sa nature, tend à ignorer les branches de productions qui ne génèrent pas de profit, même si elles constituent un besoin social et environnemental évident, voire impérieux. Or, le problème écologique auquel nous serons de plus en plus confrontés ne peut se satisfaire de la logique « court-termiste » du capitalisme financiarisé contemporain. On le sait, la logique financière impose des taux de rendement annuels de 15 %, soit trois à quatre fois le taux jugé satisfaisant au cours des Trente Glorieuses. Sauf à croire aux miracles, les places financières gérant les investissements à la nanoseconde ne pourront donc se satisfaire des temporalités moyennes, voire longues, que justifierait pourtant l’incroyable refondation elle-même rendue nécessaire par les changements climatiques, notamment. Seul l’État disposera d’assises suffisamment solides pour assurer la coordination de cette grande mutation.

Une planification écologique d’essence marxienne

Pour parvenir à ce grand objectif, un préalable marxien serait de reconnaître que les rapports sociaux actuels, produits du capitalisme, sont une contrainte, une gangue, dont il faut préalablement assurer le dépassement. Sur ce point, le Marx des années 1870 a d’ailleurs évolué vis-à-vis de celui du Manifeste du parti communiste du 1848. En effet, alors que celui-ci préconisait d’abord la seule appropriation des moyens de production, il constate finalement que le défi qui s’impose pour dépasser le capitalisme va bien au-delà. L’objectif véritable de la théorie marxienne ne reposerait donc pas sur la dictature du prolétariat passant par l’appropriation des moyens de production, mais sur une refonte profonde de notre organisation sociétale et institutionnelle, d’abord, et ensuite un changement de paradigme profond qui aboutira sur une économie dont la finalité est au service de tous, maintenant… et demain.

Premièrement, comme dans le cas de la Commune de Paris (La guerre civile en France, 1871), qui « ne fut pas une révolution faite pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution pour briser cet horrible appareil même de la domination de classe », Marx prônerait le pouvoir réel au peuple et non seule la prise de contrôle de la superstructure pour l’orienter selon des finalités différentes. Ainsi, un projet écologiste marxien impliquerait au premier chef une réflexion constitutionnelle de premier ordre. Un authentique projet de rénovation démocratique devra donc être le cadre du changement, car nous voyons que, dans la pensée de Marx, les trois émancipations – écologique, républicaine, sociale – sont interdépendantes et le succès de l’une repose sur la réussite des deux autres.

Ensuite, constatant l’incapacité intrinsèque du secteur privé à dépasser ses propres contradictions, Marx militerait probablement pour une « production par les hommes librement associés […] consciemment réglée par eux selon un plan programmé » (Le Capital, Vol. I) : l’effort national devrait selon lui être impulsé puis coordonné par cet État dépoussiéré, démocratisé, et décentralisé. Évidemment, cette planification « dans laquelle les producteurs ajustent leur production selon les prévisions » (Vol. III) n’aurait strictement rien à voir avec les planifications bureaucratiques et brutales, c’est-à-dire totalitaires, que les pays soviétiques ont imposées à leurs peuples. Il sera ainsi nécessaire de définir collectivement, dans un grand exercice participatif national, les buts que nous souhaitons atteindre et dont l’État ne sera que le maître d’œuvre : pêle-mêle, quels produits devront être subventionnés? Quelles options énergétiques devront être soutenues ou délaissées quels que soient les coûts à court terme? Comment réorganiser les systèmes de transport selon des critères sociaux, écologiques et d’occupation du territoire? Ou encore, quelles mesures devront être urgemment déployées pour contrer les effets néfastes du productivisme capitaliste? Pour accomplir ce défi d’ingénierie exaltant, la puissance publique aurait ainsi comme responsabilité de mettre à la disposition des secteurs public, privé et, surtout, de l’économie sociale et solidaire des outils pour parvenir à ces nouvelles orientations. Il ne s’agit pas ici de définir les modalités, mais il reste que c’est à l’État qu’il reviendra, in fine, de créer les conditions de la convergence des intérêts individuels et collectifs qui auront été explicités dans cette grande consultation permise par notre révolution civique. Surtout, insistons sur le fait que pour anticiper toute dérive autoritaire, il faudra s’assurer de mettre en place un certain nombre de dispositifs de contrôle populaires crédibles et efficients en aval de cette grande redéfinition collective conformément, là aussi, aux principes participatifs permis par la démocratie rénovée.

Or, dans l’élaboration de cette grande politique nationale, Marx prônerait sans aucun doute de faire de la durabilité environnementale la matrice profonde de ce grand changement. Dans le Livre III du Capital, le sociologue John Bellamy Foster relève ce développement (Marx écologiste), mésestimé à ce jour, où Marx n’anticipe rien d’autre que ce que l’on appellera un siècle plus tard le développement durable : « du point de vue d’une organisation économique supérieure à la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra […] absurde [.] Toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias. » Il est tout à fait fascinant de voir l’extrême similitude d’avec l’une des principales définitions du concept de durabilité, apportée en 1987 par le rapport Brundtland, Notre avenir à tous : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. »

Sans nul doute, Karl Marx représenterait donc aujourd’hui un écologisme moderne et serait tout à fait exalté par ce que le projet de transition écologique impliquerait, particulièrement sur le plan des sciences. Si tant est que le besoin énergétique soit réel, plutôt que l’absurde harnachage de la Romaine, il verrait dans l’exploitation des forces marémotrices ou de la géothermie profonde un défi technologique stimulant sur le plan industriel ainsi que pour la force de travail. En ce sens, ni résigné, ni négateur, il serait probablement un porte-voix puissant afin que notre société adopte les changements nécessaires et qui sont tout à fait à sa portée. Du mouvement Occupons au Printemps québécois en passant par le Jour de la Terre, les derniers mois ont montré la concomitance naturelle des problématiques économiques, sociales et environnementales du fait même de leur interdépendance. Ceci étant, encore faudra-t-il que cette concomitance soit dûment synthétisée en un projet politique cohérent pour qu’elle se répercute sur le plan politique via une lame de fond citoyenne, car « une idée, disait Marx, devient une force lorsqu’elle s’empare des masses »… Nous sommes à l’orée d’un processus long, mais à l’issue inexorable, car « chaque petite victoire, chaque avancée partielle aboutit immédiatement à une demande plus importante, à un objectif plus radical » comme le décrit si bien le philosophe Michael Löwy, théoricien de l’écosocialisme. Si le peuple s’engage durablement dans cette longue marche entreprise l’an dernier, inéluctablement, la traduction politique se fera.

La laïcité galvaudée

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Publié dans l’édition du 11 février 2013 du quotidien Le Devoir

Suite à l’annonce du gouvernement de Mme Marois d’entreprendre des consultations sur la laïcité, on a pu entendre plusieurs « identitaires » développer une conception de la laïcité pour le moins originale.

D’un concept républicain qui allie égalitarisme des citoyens devant la Loi et neutralité de l’État à l’égard des confessions, on en arrive, par une pirouette intellectuelle efficace, à un outil qui détermine « des balises identitaires » de vie commune, comme l’explique M. Bock-Côté.

Ce retournement s’explique par la volonté du courant réactionnaire d’entretenir une confusion sémantique entre un véritable processus de laïcisation de l’État et la simple sécularisation des anciennes valeurs de l’Église, naïvement dépouillées de leurs oripeaux spirituels. Or, ce galvaudage parfaitement réussi n’est pas anodin. Il a en fait disqualifié les réformateurs d’esprit laïc empêtrés dans d’interminables justifications pour se démarquer des laïcs autoproclamés « ouverts ».

Par un étrange mimétisme, dans ce qu’ils nomment par opposition « laïcité fermée », ces derniers conspuent le fait de rejeter non pas le culte ou la foi, mais ce que le philosophe Henri Peña-Ruiz appelle des « privilèges temporels » auxquels certains religieux se raccrochent, de la même manière que les identitaires s’agrippent à des vestiges glorieux du religieux d’antan.

Pourtant, une voix laïque et humaniste peut s’affirmer au Québec, sans tomber dans l’ornière de ceux qui s’engagent de façon louable dans l’impasse de la compassion et refusent l’avènement d’une Loi émancipatrice pour, finalement, favoriser le statu quo au profit des forces dominantes.

Il faut donc réaffirmer le principe selon lequel la laïcité traduit un irrépressible désir de vivre ensemble, dépassant l’altérité, pour atteindre une humanité commune. Et cette posture, si elle est résolument opposée à la relégation dans la différence, devient alors le corollaire naturel d’une marche solidaire à la fois éternellement inachevée dans le progrès et respectueuse de l’Histoire, et non plus l’avatar du passéisme hiératique.

L’insupportable tentation de museler le travail du parlementaire

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Texte cosigné avec Kévin Neuville et publié dans l’édition du 10 janvier 2013 du quotidien Le Devoir sous le titre « Monsieur Drainville, ne punissez pas les vire-capot! »

On apprenait mercredi que le ministre responsable des Institutions démocratiques, Bernard Drainville, réfléchissait à la possibilité de mettre en place des dispositions visant à freiner les ardeurs de ceux que l’on a coutume d’appeler, de façon bien peu élégante, les transfuges politiques, voire les vire-capot. Cette réflexion confine à l’échec pour trois raisons qui tiennent de la tradition démocratique, du fondement juridique et, enfin, du simple bon sens.

Une marge de manoeuvre

Concernant le premier aspect, nos sociétés occidentales ont fait le choix de la représentativité. Elles ont rejeté le principe de ce qui a été qualifié de « mandat impératif ». Le philosophe Jean-Jacques Rousseau avait évoqué l’idée d’élus contraints par un mandat. Dans la logique de Rousseau et du « mandat impératif », ceux-ci ne pouvaient donc être des « représentants » du peuple ; ils n’en étaient que des « commissaires ». Les députés de notre système représentatif disposent au contraire d’une marge de manoeuvre qui leur permet de ne pas être aliénés. Sinon, l’assemblée ne serait plus qu’un lieu d’échanges de positions déjà exprimées et, par définition, inamovibles. Dans un régime représentatif, l’assemblée peut devenir l’outil indispensable visant à l’émergence du consensus dans l’intérêt de la nation. La qualité des débats et la capacité d’argumentation et de persuasion qui en résultent permettent des évolutions, des cheminements, qui peuvent alors naturellement se traduire par l’évolution philosophique puis partisane d’un représentant élu. En outre, l’élu n’ayant pas vocation à représenter de façon sectaire ses quelques points de pourcentage glanés le jour d’une élection, son mandat est de représenter toute la population de sa circonscription, incluant donc ses adversaires, auxquels il doit s’ouvrir en dépit de divergences. En bref, on voit clairement que le rôle d’un député ne saurait être cantonné à celui de béni-oui-oui. En dernier lieu, il pourrait aussi être utile de rappeler brièvement que la naissance des partis politiques s’est notamment réalisée dans un objectif de mutualisation des moyens, afin que chaque citoyen puisse se présenter à une élection sans être titulaire personnellement de quelques capitaux que ce soit. Au risque de dénaturer profondément le jeu partisan, on ne saurait donc borner la liberté intellectuelle et philosophique de l’élu par un outil d’émancipation vis-à-vis des capitaux fortement perverti.

L’individu d’abord

Vient ensuite l’argument selon lequel le député, élu sous une quelconque bannière, trahirait la confiance de ses électeurs et de sa formation politique en rejoignant un autre parti. Il faut se rappeler que notre système électoral ne fait pas la part belle aux partis dans le processus électoral. L’idée pourrait avoir du sens dans l’hypothèse d’un scrutin proportionnel de liste où les citoyens voteraient pour une équipe soudée représentant une communauté de vue et d’action. Or, dans un scrutin uninominal comme le nôtre, les électeurs apportent leur soutien à un individu, libre, qui se reconnaît au moment de l’élection dans une formation politique qui, en contrepartie, accepte de lui apporter son soutien. C’est d’ailleurs pourquoi les partis sont invités à reconnaître l’affiliation partisane d’un candidat pour que celui-ci puisse s’afficher. Ceci étant, à l’exception d’aspects administratifs tels que les dépenses électorales, à aucun moment notre loi électorale n’accorde plus d’importance aux partis dans la question des candidatures. Le mode de désignation des candidats est une question tout à fait interne aux partis et qui ne concerne guère ceux qui ne souhaitent pas y prendre part. Qu’il y ait pu avoir des assemblées d’investiture de militants n’a donc pas à entrer en ligne de compte. Tout au plus, cela relève donc de la seule éthique personnelle de l’élu et du respect de sa parole donnée, mais n’est pas justifié par un quelconque détournement de la loi ou de son esprit.

Des positions qui évoluent

Enfin, de simples éléments de sens commun méritent d’être rapidement évoqués. Le ministre part du postulat qu’un parti politique dispose d’une ligne de conduite claire, prévue par sa plateforme et prévisible dans son application. Mais comme toutes les organisations, les partis sont soumis à des lignes de force qui fluctuent à un moment ou un autre. En clair, un élu peut donc aisément, en l’espace de quelques mois, passer de l’adhésion à l’inconfort le plus total dans une formation. Que le parti et l’élu aient divergé après l’élection, pour quelque raison que ce soit, n’a pas à remettre en cause le lien de confiance qui a pu s’établir entre un candidat et ses commettants au moment du scrutin. Surtout, on sait que les circonstances politiques peuvent être tout à fait labiles à certaines périodes de l’Histoire ; l’échec des accords du lac Meech au début des années 1990 l’illustre bien. Advenant de grands bouleversements, des accélérations formidables des événements, il serait tout à fait absurde de nier que l’élu ou son parti puissent évoluer dans leurs positions. Et, après tout, que l’on préfère que l’élu siège en tant qu’indépendant d’ici la prochaine élection ou qu’il rejoigne formellement un nouveau groupe parlementaire, cela ne changerait que peu de choses dans le fond des débats, car ce que l’équipe ministérielle conteste ici au premier chef, c’est le changement d’étiquette partisane, ce qui ne nous semble guère être une priorité si l’on souhaite lutter contre la méfiance vis-à-vis des institutions.

Il n’est pas de notre volonté de nier la volonté réelle et probablement sincère de M. le ministre Drainville de dépoussiérer notre démocratie. Son travail, à ce jour, est remarquable. Malheureusement, il semble être teinté de la même candeur qui l’avait conduit à suggérer que le premier ministre soit élu au suffrage universel, en dépit de toute logique dans l’équilibre des pouvoirs au sein d’un régime parlementaire dit « système de Westminster ». Si la réflexion qu’il a introduite relève de l’impérieuse nécessité, elle mérite bien plus que quelques ballons d’essai.

Que viennent faire les Beatles dans cette Histoire?

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Publié dans l’édition du 26 novembre 2012 du quotidien Le Devoir

Le musée Pointe-à-Callière annonçait ce lundi la préparation d’une exposition sur les Beatles. Au prétexte du 50e anniversaire de la venue du groupe originaire de Liverpool dans la Métropole, le musée d’archéologie et d’histoire de Montréal choisit de se prêter au jeu risqué du mercantilisme muséologique.

« Les Beatles à Montréal : un exposition [sic] incontournable à venir en 2013 »

Le phénomène n’est pas nouveau et on le retrouve d’ailleurs comme une constante dans l’histoire des musées, car ceux-ci ont toujours baigné dans une tension complexe entre l’objectif de faire preuve du plus haut niveau de rigueur scientifique et celui de la « démopédie », cette volonté, comme l’expliquait Proudhon, de transmettre la connaissance au plus grand nombre, sans distinction d’origine sociale ou culturelle. L’équilibre est toutefois d’autant plus difficile à assurer que le financement des institutions muséales devient une préoccupation majeure pour leurs gestionnaires d’aujourd’hui. Particulièrement soumis aux pressions que subissent les finances de l’État et des municipalités, les musées québécois doivent donc faire preuve d’ingéniosité pour assurer leur viabilité.

Pêle-mêle, c’est ainsi qu’en 2003 on a vu les personnages d’Uderzo et Goscinny servir de prétextes à la découverte de l’Empire romain, dans l’exposition Astérix et les Romains, et en 2007 ceux d’Hergé, dans l’exposition Au Pérou avec Tintin, au Musée de la civilisation de Québec. Repris d’expositions présentées au préalable au Rijskmuseum de Leyde et au Musée du Cinquantenaire de Bruxelles, les alibis y étaient cependant justement et subtilement exploités pour faire découvrir l’époque gallo-romaine et les civilisations précolombiennes péruviennes. Plus récemment, en 2010, on avait pu voir ce même genre d’expositions itinérantes à grand budget avec l’arrivée de We want Miles au Musée des beaux-arts de Montréal, après qu’elle fut présentée une première fois à la Citée de la musique de Paris. Ici encore, on pouvait trouver une justification à la démarche par la place incontournable qu’occupe Montréal dans l’univers du Jazz.

Cependant, le Musée Pointe-à-Callière franchit une nouvelle étape dans une recherche de l’achalandage à tout crin. Rappelons d’abord que la mission de l’institution se décompose en trois points : d’abord, conserver et mettre en valeur le patrimoine archéologique et historique de Montréal; ensuite, faire connaître et aimer le Montréal d’hier et d’aujourd’hui; et enfin, tisser des liens avec les communautés locales, les réseaux régionaux, nationaux et internationaux préoccupés d’archéologie, d’histoire et d’urbanité. On peut donc largement douter qu’un projet d’exposition qui présenterait « le passage à Montréal [du] groupe mythique anglais qui a révolutionné la musique rock autour de la planète tout en ayant une profonde influence sur les courants musicaux qui ont germé ici même à Montréal et au Québec » réponde à ces principes. Nous assistons en fait à un dangereux glissement de « l’objet-prétexte », celui qui sert de véhicule au profit du discours, vers « l’objet-dérobade », qui permet plutôt de trouver une excuse quelconque avec le coeur même du musée (Montréal et son histoire) pour mieux se soustraire de ses obligations et ainsi augmenter l’affluence.

Cette situation ne pourra malheureusement qu’aller en s’amplifiant tant que la question de la pérennisation du financement des musées ne sera pas réglée. L’an dernier, la Société des directeurs des musées montréalais relevait que les subventions de fonctionnement n’avaient guère évolué depuis 1995. Bien sûr, des efforts importants ont été réalisés sur le plan des infrastructures, mais il reste que le quotidien de nos musées, à Montréal et ailleurs au Québec, demeure dans une précarité inquiétante et vicieuse puisqu’elle pousse à d’autant plus de surenchère commerciale.

Il est donc primordial que les décideurs publics se penchent sur la survie de nos musées en optant pour une vision intégrée de leur développement, sur les plans culturels et touristiques notamment. Sans en faire une condition sine qua non de leur existence, il faut reconnaître leur apport à l’économie générale et préserver leur vocation originelle. En bref, en tant que société, il convient que nous fassions un réel effort de sensibilisation sur les vertus exemplaires d’un réseau de musées dense sur l’ensemble du territoire québécois, pour notre développement économique, notre culture collective originale et la valorisation de nos territoires. Aussi, en faisant nôtre la réflexion de Pierre Bourdieu selon laquelle « il n’est pas de lutte à propos de l’art [et pourrions-nous dire de la culture dans son ensemble] qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre », nous plaidons donc résolument pour une démarche culturelle à la fois affranchie des contraintes pécuniaires présupposées à courte vue et, par ailleurs, offensive sur la valorisation de notre richesse patrimoniale unique.