Aborder les questions migratoires avec respect et rigueur : c’est possible

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Réponse à la chronique de Christian Rioux de ce jour

Habitué aux chroniques de M. Rioux que je trouve généralement justes, je n’ai pu m’empêcher de grincer des dents en découvrant son article dans l’édition du 1er décembre dernier. De cette chronique, je regrette principalement qu’il soit fondé sur la seule thèse défendue par M. Algalarrondo, thèse présentée, finalement, comme étant la seule alternative à l’irresponsabilité de ceux qu’il qualifie de gauche « Bobo ». Nous ne nous arrêterons pas ici sur le fait que le Nouvel observateur représente d’une certaine manière cette gauche urbaine et branchée qui a largement alimenté le décrochage de la gauche de gouvernement d’avec les Français les moins nantis, même s’il y aurait déjà là matière à débat…

D’abord, il y a ce rejet du revers de la main de l’idée selon laquelle la République française n’aurait aucune responsabilité intrinsèque en matière d’immigration. Pourtant, de la création de Légions étrangères en 1789 aux héros polonais de la Commune de Paris de 1871, l’immigration s’est toujours trouvée au cœur du destin français, y compris dans ses pages révolutionnaires les plus marquantes. Rappelons-le, la Nation française contemporaine, celle de la reconnaissance des droits naturels de l’Homme, est donc éminemment civique.

Surtout, on développe ensuite dans cet article l’argument selon lequel, dans le fond, la défense du plus faible serait un jeu à somme nulle et que défendre la cause des immigrés ne saurait être compatible avec la défense du prolétariat. Or, c’est tout à fait l’opposé de ce que défend notamment le Front de gauche, représenté par M. Mélenchon à l’élection présidentielle. M. Rioux ne peut dénoncer les égarements d’une certaine gauche en n’évoquant, pour seul contrepoint, que le discours suintant la haine de la famille Le Pen.

Le « lepénisme à rebours », nous le réprouvons, car une autre gauche existe en France, une gauche qui assume son héritage riche et complexe sans se fourvoyer dans le nombrilisme ethnocentrique ni dans le libéralisme irresponsable.

Entre le désintérêt des sociaux libéraux de Terra nova pour les classes ouvrières et un certain patronnât qui se réjouit de la corvéabilité des immigrants, il existe une autre voie. Les immigrés clandestins — qui, entendons-nous, quittent rarement leur pays d’origine pour le plaisir — constituent, par la force des choses, une main-d’œuvre peu coûteuse et peu regardante de ses droits sociaux. En effet, la dénonciation et la reconduite à la frontière sont leur épée de Damoclès face à toute revendication. En bref, voici là des personnes trop souvent dramatiquement exploitées par des patrons sans vergogne. Quant au reste du salariat, il est de facto victime d’un dumping social inavoué qui tire les réglementations sociales vers le bas.

Doit-on en déduire qu’il faut nécessairement exclure ces individus? Ce serait totalement illusoire, en plus d’être inhumain. Les estimations les plus basses du niveau d’immigrants illégaux en France le situent autour de 200 000 personnes. Au rythme déjà frénétique de 25 000 reconduites à la frontière annuelle, il faudrait donc s’attendre à près de 10 ans de rafles dans les transports en commun et de descentes policières dans les écoles pour tenter de juguler l’immigration clandestine, si l’on suppose naïvement que l’entrée sur le territoire français pourrait en plus être stoppée net du jour au lendemain.

Face à cela, il n’y a qu’une solution viable, c’est la régularisation complète des immigrants illégaux sur le territoire. C’est autant une question d’Humanisme et d’héritage historique consistant à redonner leur dignité aux travailleurs, sans distinction d’origine, que de bon sens économique et social. À ce dernier égard, nous finirons d’ailleurs en rappelant les conclusions d’une étude menée par l’équipe du Pr Xavier Chojnicki de l’université Lille-2 évaluant le gain de l’immigration en France à 12,4 milliards d’Euros par année pour les finances publiques. L’immigration, en plus d’être une source d’enrichissement incontestable, est payante… Plutôt que de focaliser sur les erreurs d’une tendance politique, le propos de M. Rioux aurait gagné en profondeur à étudier les propositions viables de l’autre gauche.

Vandalisme sur la Maison St-Dizier : un geste mû par une crasse ignorance de l’histoire

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Publié dans l’édition du 11 août 2011 du quotidien Le Devoir

La Maison Étienne-Nivard de Saint-Dizier

Passionné d’Histoire, et alors que je me réjouissais encore de la programmation du Mois de l’archéologie qui mettrait en valeur les récents travaux de restauration effectués à la Maison Étienne Nivard de St-Dizier de Verdun, quelle ne fut pas ma stupeur d’apprendre que ce même édifice venait de faire l’objet de vandalisme par quelques prétendus graffiteurs!

Car, entendons-nous bien, il ne s’agit pas là de graffiti. Depuis plusieurs années, je suis de ceux qui considèrent le graffiti comme une forme d’art à part entière, avec ses codes qui lui sont propres, son histoire et, évidemment, ses représentants, souvent talentueux. Certes, c’est un média qui ne jouit pas toujours d’une bonne réputation et est logiquement parfois incompris. Le sociologue Pierre Bourdieu expliquait ainsi que « toute une partie de l’art contemporain n’a pas d’autre objet que l’art lui-même ». Effectivement, c’est cela la richesse complexe du graffiti : l’art pour l’art, juste pour l’art, dans toute la puissance de sa liberté, s’affranchissant des règles et de la bien-pensance pour colorer la froideur de l’omniprésence du béton et, au final, nous permettre de redécouvrir certaines parties de la ville avec le regard d’un esthète.

Bien sûr, dans le graffiti, tout n’est pas de la même qualité et lorsque l’on parle de l’art « pour lui-même », cela devrait présupposer deux choses chez celui qui se veut artiste. La première est évidente, il ne s’agit pas de confondre l’art avec un pathétique besoin de reconnaissance personnelle. Un tel geste serait plutôt le fruit d’un novice, irrespectueux de l’œuvre de ses aînés, motivé par autre chose que la seule expression de sa créativité, un Toy, comme on dirait dans le milieu du graffiti.

Le deuxième aspect est plus subtil et découle en quelque sorte du premier : il s’agit de la capacité de tout un chacun de percevoir l’art et, plus généralement, la portée patrimoniale de ce qui nous entoure et donc nous précède. Cela s’applique évidemment aussi au support qui pourrait être retenu et implique donc un minimum d’humilité, ce que, de toute évidence, n’avaient pas la ou les personnes ici responsables.

J’ai en mémoire la destruction récente de « pièces » de graffiti datant de la fin des années 1980, certainement du fait de l’ignorance du propriétaire. À mon avis, ce fut là un geste extrêmement triste, mais comment en vouloir à ce dernier de ne pas avoir apprécié à sa juste valeur un art qui n’est que marginalement reconnu et souvent déprécié par des énergumènes du type de ceux à qui nous avons affaire ici?

Inversement, saccager un site historique, perçu comme tel par l’ensemble de la collectivité, relève d’une bêtise aussi grande qu’effrontée. En l’espèce, la notoriété publique de la Maison venant de sa propre valeur patrimoniale, le ou les auteurs ne peuvent donc pas se réfugier derrière l’ignorance pour justifier leur geste.
En bref, les exécutants de ces « peintures » n’ont aucune prétention à tirer de leur méfait et ne méritent pas de se réclamer d’un mouvement artistique qui a connu Jean-Michel Basquiat parmi ses précurseurs. Leur acte est confondant de stupidité et sa réparation impliquera certainement des travaux d’une lourdeur particulière en raison du caractère historique du site : croisons les doigts qu’ils n’en compromettent pas l’intégrité.

Dans ce Québec qui peut-être trop souvent oublie ironiquement sa devise, il serait juste de trouver un peu plus de fierté dans notre patrimoine. « Tout détruire, disait métaphoriquement Albert Camus, c’est se vouer à construire sans fondations; il faut ensuite tenir les murs debout, à bout de bras. » Et si, plutôt que de tenir inconfortablement, à bout de bras, les murs de ces lieux majestueux négligés ou abandonnés à travers le pays, en geste d’exemplarité, cela devait commencer par une plus grande considération de nos institutions publiques à l’égard de notre histoire, de sa promotion et de sa transmission?

La France doit rester garante du libre choix des québécois

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Texte publié dans l’édition du 23 octobre 2008 du quotidien Le Devoir et du 5 novembre 2008 du quotidien français L’Humanité

Dès le 4 avril dernier, le quotidien québécois Le Devoir annonçait la fin prochaine du « ni-ni » dans la diplomatie française à l’égard du fait québécois. Comme il fallait s’y attendre, la courte visite de Nicolas Sarkozy à la Province du Québec aura été un symbole fort de la redéfinition de la nouvelle donne diplomatique française.

Initiée par le ministre gaulliste Alain Peyrefitte en 1977, la politique étrangère française en matière de relations Québec-Canada était basée sur la formule de la « non-ingérence, non-indifférence ». Derrière cette formule, il était d’usage de voir la France consentir à ne pas s’immiscer dans le débat interne canado-québécois, tout en acceptant d’« accompagner » le Québec s’il choisissait l’indépendance dans une démarche démocratique.

Or, vendredi dernier, Nicolas Sarkozy est sorti du placard pour dévoiler ses véritables intentions sur la question québécoise. Par ses déclarations, le Président français a officiellement abandonné cette doctrine : de facto, il a renié le principe de liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes en s’ingérant dans le débat sur l’avenir du Québec aux côtés des fédéralistes canadiens.

En présence du Premier ministre conservateur Stephen Harper, il s’est même permis cette sortie surprenante en conférence de presse : « J’ai toujours été un ami du Canada. Parce que le Canada a toujours été un allié de la France. Et franchement, s’il y a quelqu’un qui vient me dire que le monde a aujourd’hui besoin d’une division supplémentaire, c’est qu’on n’a pas la même lecture du monde ».

Parce que nul ne peut dicter la destinée d’un peuple

En 1967, le Président de Gaulle, de la mairie de Montréal, a lancé son célèbre « vive le Québec libre ». Libre de quoi, le Général ne l’a pas dit. Dans tous les cas, le gouvernement canadien de l’époque dénonça l’ingérence étrangère dans les affaires politiques internes du pays, et le Président quitta précipitamment le pays. D’autres, au contraire, y ont vu le salutaire appui à leur quête d’indépendance.

41 ans après, ces quatre mots pèsent toujours lourd dans le débat sur la souveraineté au Québec, et certains y voient justement la caution historique au changement de cap de Nicolas Sarkozy. S’il faut interpréter cette illustre affirmation comme une ingérente marque d’appui au mouvement souverainiste, rien n’interdirait, dès lors, l’actuel Président français de modifier sa vision de nos relations diplomatiques.

Plus justement, l’ancien Premier ministre québécois René Lévesque, dans ses mémoires, interprétait ce propos comme rien d’autre qu’une offre de service : « comme ses successeurs le firent par la suite, chacun dans son style, il ne s’engageait à nous accorder, le cas échéant, que l’appui que nous aurions nous-mêmes demandé. [Or,] rien ne me semblait moins indiqué que tel recours à la caution extérieure, si prestigieuse fût-elle ».

En clair, considérer les propos de Charles de Gaulle comme le pêché originel de la diplomatie franco-québécoise est une erreur fondamentale de jugement : ni lui ni les dirigeants souverainistes n’ont souhaité considérer la France comme un soutien à la cause indépendantiste.

Dans la même optique, contrairement à ce que rapportent nombre de médias, il est tout à fait injuste de voir de l’aigreur dans les propos de l’ex-Premier ministre Parizeau. Lui qui avait collaboré avec l’ancien Président français Valéry Giscard d’Estaing pour aider le Québec à proclamer son indépendance juridique en cas de victoire au référendum de1995, dénonce avec pertinence l’ingérence de Nicolas Sarkozy pour son « jugement très anti-souveraineté du Québec ». Plutôt que de reconnaître l’inaliénable droit des peuples à l’autodétermination, le Président français a préféré s’exprimer en sa défaveur. En ce sens, Nicolas Sarkozy s’est donc permis de préjuger d’une cause qu’il n’a pas à apprécier.

La doctrine qui se dégage de ses quelques jours au Québec, c’est celle des cosmopolites radicaux qui combine merveilleusement l’individualisme le plus absolu au supranationalisme. Il n’y a donc rien de surprenant de voir que Nicolas Sarkozy, déjà séduit par le multiculturalisme canadien, se retrouve dans l’idéal libéral de l’ancien Premier ministre Pierre-Eliott Trudeau. La liberté républicaine positive, celle qui repose sur le sentiment d’appartenance et la participation à une communauté libre et autonome, n’a pas les grâces du Président Sarkozy. Celui-ci préfère certainement s’en remettre à la liberté négative des libéraux individualistes : le premier droit du citoyen serait alors de limiter les possibles entraves de l’État et des autres individus, avant même de pouvoir se prononcer en tant que peuple sur son sort.

… il est nécessaire de préserver nos liens de confiance avec le Québec

Pour la cause indépendantiste, l’ami de Paul Desmarais est d’ores et déjà considéré pour ce qu’il est : un opposant.

Mme Royal, au cours de la dernière campagne Présidentielle, avait dignement déclaré que, « comme dans toute démocratie, le peuple qui vote est souverain et libre. Et donc les Québécois décideront librement de leur destin, le moment venu, s’ils en sont saisis ». Nous savons, par ailleurs, que cet avis est partagé par une large frange de la classe politique française. Aussi, ceux qui croient toujours en la doctrine diplomatique de l’accompagnement du Québec sur le chemin qu’il voudra bien choisir doivent désormais s’exprimer, à défaut de quoi ils cautionneront par leur silence la vision sarkozienne du Québec dans un Canada uni.

Cependant, la France ne doit pas oublier qu’un tel abandon pourrait être lourd de sens pour l’avenir des relations avec le Québec. Il va sans dire que le lien qui unit la France et la province québécoise a quelque chose de viscéral; mais, aussi naturel soit-il, il n’en est pas moins fragile. L’hypothèse d’un Québec indépendant n’est pas à exclure : n’oublions pas qu’en 1995, seulement 54 288 voix avaient séparé les tenants du Oui de ceux du Non. Aussi, dans ce contexte, le mouvement national québécois n’a donc plus nécessairement intérêt à privilégier ce rapport à la France. On pourrait alors envisager que des liens aussi forts, et peut-être encore plus symboliques, pourraient être noués avec d’autres démocraties européennes naissantes, au détriment de son allié historique.

Inconsciemment, le Président Sarkozy a fait la preuve qu’il était temps, pour le mouvement souverainiste québécois, d’engager des relations avec d’autres pays que la France. Quoi qu’il en soit, comme le souligne le Réseau de résistance du Québec, si l’indépendance du Québec doit se réaliser, elle se fera avec ou sans M. Sarkozy, et avec ou sans la France. Si le premier a clairement abandonné le Québec à son sort, il reste à espérer que la seconde ne le fera pas… À mettre toutes ses billes sur Paris, le Québec prend conscience du risque de perdre la mise.

Et puis, loin des réflexions binaires de Nicolas Sarkozy, il est faux de croire que le contentieux Canada-Québec oppose exclusivement fédéralistes et souverainistes. L’actuel Premier ministre libéral du Québec, Jean Charest, pourtant connu pour son fédéralisme, s’est suffisamment répandu en critiques à l’égard de l’asymétrie de certaines relations fédération province, pendant la récente campagne électorale fédérale, pour s’en rendre compte. Le contentieux en question opposerait donc invariablement l’État du Canada à la Province du Québec, que ses représentants soient autonomistes, souverainistes, voire fédéralistes.

Depuis le traité de Paris de 1763 cédant (entre autres) le Canada à la Grande-Bretagne, le Québec a préservé son identité envers et contre tout et surtout sans l’aide de la France. Il serait donc présomptueux de croire que la relation France-Québec puisse supporter toutes les atteintes. Pour ne pas hypothéquer un avenir que tout le monde souhaite commun, et, quel que soit l’avenir du Québec, la France devra respecter scrupuleusement le choix des Québécois dans la conduite de leur destin.

* Édition de l’article le 23 oct. 2008 : Par notre faute, la reproduction de cette analyse dans le quotidien Le Devoir ne mentionne pas l’article du RRQ utilisé comme source dans l’élaboration de ce billet. Aussi, nous tenons à témoigner de notre bonne foi et nous présentons toutes nos excuses à ses auteurs.

Le Québec doit oser l’introspection pour se relever des émeutes

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Texte publié dans l’édition du 19 août 2008 du quotidien Le Devoir

Depuis le début de la semaine, de nombreuses analyses regardent de l’autre côté de l’Atlantique pour comprendre le phénomène des émeutes. Mais le Québec n’est pas la France! Préservons le modèle québécois par la recherche du dialogue et du respect.

Quelques jours après les tragiques évènements dans Montréal-Nord, certains osent déjà établir des parallèles entre ces derniers et le détestable climat qui règne depuis plusieurs années dans les banlieues françaises. Il est vrai que s’il existe une concordance réelle et non fantasmée entre le traitement médiatique des émeutes que nous venons de vivre à ici avec ce qui a pu se produire de l’autre côté de l’Atlantique ces dernières années, ce serait certainement les interrogations sur la validité des modèles d’intégration nationaux.

De manière plus générale et sans céder au sensationnalisme adopté par certaines presses, on a communément pointé du doigt l’échec du multiculturalisme anglais après les attentats de Londres; les ratages du melting-pot et du rêve américain après les ravages du cyclone Katrina sur la Nouvelle-Orléans; la fin du modèle néerlandais après les meurtres du réalisateur polémiste Théo Van Gogh et du leader d’extrême-droite Pim Fortuyn ainsi que la récente fatwa contre Ayaan Hirsi Ali; l’incapacité du modèle d’intégration républicaine français à dépasser sa diversité cuturelle et peut-être va-t-on bientôt s’interroger à l’étranger de la validité du multiculturalisme canadien. Il reste toujours plus évident de stigmatiser la crise naissante des différents « modèles » pourvu qu’il s’agisse de celui du voisin…

Or, affirmer que les modèles d’identités nationales, à l’heure d’une mondialisation inéluctable, soient en crise n’a rien d’extravagant; mais affirmer l’échec d’un modèle plutôt qu’un autre révèle plus un cloisonnement nationaliste quand il faut se rendre à l’évidence qu’il n’existe aucune modèle universel fiable. Les évènements actuels doivent donc s’appréhender dans une perspective beaucoup plus généraliste.

En France, en 2005, toute la classe politique s’était unie dans une forme d’union républicaine (plutôt rare au quotidien) pour affirmer l’impérieuse nécessité de restaurer les « principes républicains ». Cependant, le débat qui en a suivi n’a fait que révéler des problématiques beaucoup plus concrètes, relevant notamment de la perte de légitimité de l’État-nation dans ses prérogatives classiques. Ce constat découle plus de l’intégration européenne et de la loi des marchés transnationaux que de l’improbable oubli de valeurs aussi fondamentales que l’égalité ou l’humanisme. Précisons d’ailleurs que ces dernières, d’ailleurs, n’ont jamais constitué un corpus monolithique car faut-il rappeler que le prétendu « âge d’or » de la République française a été bousculé par des groupes aussi différents que radicaux laïcs, communistes, socialistes démocrates, catholiques, royalistes, populistes voire même groupes fascisants. Et, au Québec, pas moins qu’ailleurs, le rapport à l’identité collective est aussi protéiforme que mouvant dans le temps et l’espace.

Alors pour refuser de céder à certaines tentations d’analyses discriminantes, il est nécessaire de concentrer nos efforts sur la place à consentir aux institutions publiques dans la vie de la cité. On l’a vu, la cible des émeutes reste le dépositaire de l’autorité publique. Quoi qu’on en pense, le Maire de Montréal, Gérald Tremblay, l’aura noté en affirmant qu’il ne tolérerait « pas que des policiers, des pompiers et des ambulanciers soient victimes d’atteintes physiques ». En ce sens, le débat sur le rapport à la collectivité des différentes communautés culturelles ne serait en fait qu’un avatar rassurant pour oublier le problème réel de la vie quotidienne de milliers de citoyens. Le prétexte d’un débat sur l’intégration de la diversité ne serait qu’une illusion, or, lorsqu’on se trompe de problème, on ne risque pas de résoudre quoi que ce soit.

L’expression imparfaite d’une critique sociale justifiée

En fait, ce n’est pas l’intégration en elle-même qui doit être remise en cause, mais plutôt notre rapport à une classe sociale pauvre (un néo-lumpenproletariat pour certains, une underclass pour d’autres). En l’absence d’études sur les phénomènes des émeutes puisque le celui-ci est nouveau ici, nous pouvons constater qu’ailleurs, globalement, les parents des jeunes en révolte furent pour la plupart membres de la classe ouvrière. La désindustrialisation (et, par là même, la disparition de la culture ouvrière traditionnelle), a conduit à une forte dévalorisation de la valeur du travail. Le problème des « pauvres », c’est que l’économie moderne n’en a plus besoin. Et cela est un phénomène que la France partage avec le reste du monde occidentale. Aussi, le combat pour l’intégration d’une underclass est le même de Londres à Los Angeles en passant par Montréal ou Paris. En l’absence d’une socialisation par la travail telle qu’elle avait pu exister par le passé (association ouvrières, syndicats, etc.), la crise actuelle n’est pas nécessairement une spécificité française. Elle est plutôt un phénomène commun aux sociétés post-industrielles, même si, bien sûr, l’état du marché de l’emploi reste ici éminemment différent et le taux de chômage français (réel pas officiel) bien supérieur à nos réalités.

Après les émeutes de 2005, le sociologue français Jean-Jacques Yvorel avait proposé que si « les pratiques des émeutiers se situent hors du répertoire d’action collective légitime de la France d’aujourd’hui », il n’en demeure pas moins qu’elles « ne saurai [en] t être rejetée dans la délinquance pure et simple ou l’insignifiance ». Il assimile donc ces mouvement à ce qui constitue « un répertoire d’action collective ancien, “protopolitique” », c’est-à-dire où les perspectives de transformation politique ou sociale sont absentes, mais qui comporte néanmoins une critique de l’ordre établi. Il établit d’ailleurs de sérieux points de convergence entre les « émotions paysannes » des XVIIe-XVIIIe siècles ou les rébellions de « l’été rouge » de 1841 et les émeutes de novembre 2005.

Évitons le discours politique amalgamant et réducteur

Peu compréhensif, on a connu Nicolas Sarkozy pour le moins vindicatif à l’égard des « jeunes », tant par le préjugé négatif (« caïds », « racailles », etc.) que dans certains échanges verbiaux, notamment sur un plateau de télévision où il avait répondu « vous êtes ici entre gens bien élevés ». Or, le langage de ces jeunes, relégués au rang de « citoyens de deuxième zone », n’a malheureusement pas été baigné par la rhétorique universitaire ou politicienne.

Avec surprise, on a pu lire dans un autre quotidien que lorsque Nicolas Sarkozy a été muté à l’Économie et aux Finances, en 2004, « le climat avait beaucoup changé en France. La racaille ne faisait plus la loi ». Bien que fausse et péremptoire, cette affirmation contient une mince vérité. Le climat avait effectivement changé : il avait réussi à diffuser à la fois une idée et une image, celles des jeunes, en déshérence sociale, dont il a fait des « quasi-sous-hommes » parce qu’ils ne disposeraient pas du même capital économique, social et culturel. Mais si l’on a beaucoup focalisé notre attention sur Nicolas Sarkozy, il ne faut pas oublier qu’un ancien ministre de gauche, Jean-Pierre Chevènement, avait qualifié ces mêmes jeunes de « sauvageons » quelques années auparavant.

Le Canada dispose d’un héritage politique certain et la construction d’un rêve multiculturaliste crée la spécificité de son identité. Elle ne doit pas pour autant constituer une outrageante fierté, car elle n’est pas exempte de vicissitudes, et d’autres choix auraient pu être faits sans être pour autant blâmables. Cela dit, il existe au Québec une quête de l’identité collective qui tranche avec une tendance naturelle à l’individualisme anglo-saxon et qui constitue, en cela, un atout majeur pour répondre aux défis qui se posent aujourd’hui.

La France n’a jamais su tirer les enseignements de 30 années d’embrasements de ses banlieues. Les politiques et autres « plans banlieues » se sont multipliés sans réels changements et, surtout, aucune tentative sérieuse n’a été menée pour redessiner les rapports entre un État en perte de vitesse et ses quartiers. Peu à peu, la France s’est retirée de ces derniers qualifiés de « zones de non-droit », à commencer par une éducation nationale qui ne sait plus comment répondre correctement à des enjeux auxquels elle ne s’est jamais préparée… Et la politique répressive de Nicolas Sarkozy n’a rien arrangé à l’affaire lorsqu’il s’est évertué, dès 2003, à contester l’intérêt d’une « police de proximité » qui privilégierait le travail social dans les quartiers aux résultats, notamment en matière d’interpellations. La Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) a régulièrement relevé l’augmentation des plaintes depuis 2002 jugeant également que certaines méthodes de la police comme la fouille à corps et le menottage sont utilisées abusivement. Entre 2006 et 2005, les saisines de cette commission ont augmenté de 25 %!

Alors oui, la Québec n’est pas la France : il faut que notre société, celle dont nous héritons ou que nous avons adoptée par choix, soit à même de corriger au plus vite ses faiblesses. En ces instants d’une rare gravité, l’actualité laisse entrevoir un espoir. Malgré le traumatisme, et grâce à cette incroyable fierté et volonté de surmonter les problèmes, Montréal-Nord s’est rapidement ressaisi. Institutionnels, citoyens, politiciens, intervenants sociaux et communautaires se mobilisent déjà. Certains auraient pu y voir là une crise insurmontable, car « la crise vient justement de ce que le vieux meurt et de ce que le neuf ne peut pas naître ». Mais les citoyens montréalais sauront donner tort à Antonio Gramsci en rendant le plus bel hommage qui soit à Freddy Villanueva, celui de contribuer à l’émergence de solutions renouvelées et apaisées aux tensions sociales et institutionnelles qui minent les quartiers les plus défavorisés des cités occidentales.