Manifeste des 343 salauds : s’insurger contre la pensée médiocre

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Réponse à Christian Rioux, chroniqueur au journal Le Devoir

Dans un article en date du 2 novembre dernier, Christian Rioux abordait la lettre dite des « 343 salauds » comme d’une blague de collégien qui aurait été surinterprétée. Est-ce à dire qu’il est illégitime de s’insurger contre un appel à l’avilissement de la femme lorsqu’il prend la forme d’une prétendue boutade?

Détournement du logo antiraciste des années 1980 « Touche pas à mon pote », par le magasine Causeur.

Une référence indigne

Le correspondant du Devoir à Paris soulignait pourtant le choix du titre accordé à ce torchon, faisant explicitement référence au manifeste des « salopes », ces 343 femmes qui avaient osé défier l’ordre patriarcal qui régnait encore sur la société française du début des années 1970. Ce même patriarcat qui confinait les femmes à leur condition sexuelle. Bref, ce même patriarcat contre qui quelques courageuses femmes s’élevèrent pour revendiquer leur droit à l’avortement afin que l’aptitude biologique ne soit plus synonyme d’un quelconque destin social. Choisir donc de détourner le titre d’un texte aux vertus historiques pour la défense des droits individuels, le tout au profit d’une dialectique qui souhaite ramener les prétendues volontaires au travail sexuel à cette même condition rétrograde, la provocation devient grotesque.

Cela étant, dire que la prostitution est un métier qui existe depuis toujours et qui existera toujours n’accorde pas plus de poids à la réflexion qu’à  celui qui affirme que la pauvreté et la misère ayant toujours sévi, il serait vain de vouloir y mettre un terme. L’apparence de fatalité ne doit jamais être motif de résignation et encore moins de complicité à l’exploitation.

En outre, le fait que certains consentent à la prostitution ne doit pas rendre la chose plus tolérable, car il n’existe guère d’espace aux relations sexuelles tarifées sans que ne s’installe aussi inexorablement que sournoisement le proxénétisme et ainsi la traite des individus. Or, les bien pensants auteurs de ce texte prétendument individualistes et libertaires oublient ici bien rapidement que la traite n’est autre qu’une des facettes de l’appropriation de l’Homme par autrui.

Est-ce encore drôle?

On ne saurait donc regarder cette provocation douteuse sans se rappeler les mots de ce maître de l’humour de mauvais goût, grinçant et caustique, le grand Pierre Desproges : « on peut rire de tout, [ oui,] mais pas avec tout le monde ».

M. Rioux indiquait donc que le texte incriminé aurait été « accueilli dans l’indifférence générale » s’il eût été publié dans un Charlie hebdo. C’est probablement vrai, car cet hebdomadaire est réputé pour son sens du quatrième degré, mais de la part du mensuel Causeur, dont le principal actionnaire est l’ex-patron du tristement célèbre journal d’extrême droite Minute, c’est une autre paire de manches. Et que dire alors de sa directrice en chef, la polémiste Élisabeth Lévy, cette grande figure de la réaction à la française? Elle applaudissait encore récemment l’interdiction du voile intégral dans l’espace public pour des raisons en parfait contrepied aux arguments qu’elle avance aujourd’hui pour justifier le soi-disant libéralisme prostituteur des 18 signataires de cette lettre. Allez comprendre la logique, si logique il y a.

Finalement, on aurait peut-être pu rapidement reléguer ce texte médiocre aux oubliettes, s’il n’avait été cosigné par des personnalités comme Éric Zemmour, dont la matrice intellectuelle présuppose un genre de déliquescence civilisationnel, dont l’accès des femmes aux responsabilités serait autant le témoin que le facteur.

Bref, nous l’aurons compris, cette démarche ne peut être traitée avec l’indolence de la « potacherie » qui aurait mal tourné. Dire cela n’est pas un bonheur rempli de gravité imbécile, pour paraphraser Montesquieu, non, c’est de la résistance face à la bêtise de la pensée médiocre.

Aborder les questions migratoires avec respect et rigueur : c’est possible

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Réponse à la chronique de Christian Rioux de ce jour

Habitué aux chroniques de M. Rioux que je trouve généralement justes, je n’ai pu m’empêcher de grincer des dents en découvrant son article dans l’édition du 1er décembre dernier. De cette chronique, je regrette principalement qu’il soit fondé sur la seule thèse défendue par M. Algalarrondo, thèse présentée, finalement, comme étant la seule alternative à l’irresponsabilité de ceux qu’il qualifie de gauche « Bobo ». Nous ne nous arrêterons pas ici sur le fait que le Nouvel observateur représente d’une certaine manière cette gauche urbaine et branchée qui a largement alimenté le décrochage de la gauche de gouvernement d’avec les Français les moins nantis, même s’il y aurait déjà là matière à débat…

D’abord, il y a ce rejet du revers de la main de l’idée selon laquelle la République française n’aurait aucune responsabilité intrinsèque en matière d’immigration. Pourtant, de la création de Légions étrangères en 1789 aux héros polonais de la Commune de Paris de 1871, l’immigration s’est toujours trouvée au cœur du destin français, y compris dans ses pages révolutionnaires les plus marquantes. Rappelons-le, la Nation française contemporaine, celle de la reconnaissance des droits naturels de l’Homme, est donc éminemment civique.

Surtout, on développe ensuite dans cet article l’argument selon lequel, dans le fond, la défense du plus faible serait un jeu à somme nulle et que défendre la cause des immigrés ne saurait être compatible avec la défense du prolétariat. Or, c’est tout à fait l’opposé de ce que défend notamment le Front de gauche, représenté par M. Mélenchon à l’élection présidentielle. M. Rioux ne peut dénoncer les égarements d’une certaine gauche en n’évoquant, pour seul contrepoint, que le discours suintant la haine de la famille Le Pen.

Le « lepénisme à rebours », nous le réprouvons, car une autre gauche existe en France, une gauche qui assume son héritage riche et complexe sans se fourvoyer dans le nombrilisme ethnocentrique ni dans le libéralisme irresponsable.

Entre le désintérêt des sociaux libéraux de Terra nova pour les classes ouvrières et un certain patronnât qui se réjouit de la corvéabilité des immigrants, il existe une autre voie. Les immigrés clandestins — qui, entendons-nous, quittent rarement leur pays d’origine pour le plaisir — constituent, par la force des choses, une main-d’œuvre peu coûteuse et peu regardante de ses droits sociaux. En effet, la dénonciation et la reconduite à la frontière sont leur épée de Damoclès face à toute revendication. En bref, voici là des personnes trop souvent dramatiquement exploitées par des patrons sans vergogne. Quant au reste du salariat, il est de facto victime d’un dumping social inavoué qui tire les réglementations sociales vers le bas.

Doit-on en déduire qu’il faut nécessairement exclure ces individus? Ce serait totalement illusoire, en plus d’être inhumain. Les estimations les plus basses du niveau d’immigrants illégaux en France le situent autour de 200 000 personnes. Au rythme déjà frénétique de 25 000 reconduites à la frontière annuelle, il faudrait donc s’attendre à près de 10 ans de rafles dans les transports en commun et de descentes policières dans les écoles pour tenter de juguler l’immigration clandestine, si l’on suppose naïvement que l’entrée sur le territoire français pourrait en plus être stoppée net du jour au lendemain.

Face à cela, il n’y a qu’une solution viable, c’est la régularisation complète des immigrants illégaux sur le territoire. C’est autant une question d’Humanisme et d’héritage historique consistant à redonner leur dignité aux travailleurs, sans distinction d’origine, que de bon sens économique et social. À ce dernier égard, nous finirons d’ailleurs en rappelant les conclusions d’une étude menée par l’équipe du Pr Xavier Chojnicki de l’université Lille-2 évaluant le gain de l’immigration en France à 12,4 milliards d’Euros par année pour les finances publiques. L’immigration, en plus d’être une source d’enrichissement incontestable, est payante… Plutôt que de focaliser sur les erreurs d’une tendance politique, le propos de M. Rioux aurait gagné en profondeur à étudier les propositions viables de l’autre gauche.