Manifeste des 343 salauds : s’insurger contre la pensée médiocre

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Réponse à Christian Rioux, chroniqueur au journal Le Devoir

Dans un article en date du 2 novembre dernier, Christian Rioux abordait la lettre dite des « 343 salauds » comme d’une blague de collégien qui aurait été surinterprétée. Est-ce à dire qu’il est illégitime de s’insurger contre un appel à l’avilissement de la femme lorsqu’il prend la forme d’une prétendue boutade?

Détournement du logo antiraciste des années 1980 « Touche pas à mon pote », par le magasine Causeur.

Une référence indigne

Le correspondant du Devoir à Paris soulignait pourtant le choix du titre accordé à ce torchon, faisant explicitement référence au manifeste des « salopes », ces 343 femmes qui avaient osé défier l’ordre patriarcal qui régnait encore sur la société française du début des années 1970. Ce même patriarcat qui confinait les femmes à leur condition sexuelle. Bref, ce même patriarcat contre qui quelques courageuses femmes s’élevèrent pour revendiquer leur droit à l’avortement afin que l’aptitude biologique ne soit plus synonyme d’un quelconque destin social. Choisir donc de détourner le titre d’un texte aux vertus historiques pour la défense des droits individuels, le tout au profit d’une dialectique qui souhaite ramener les prétendues volontaires au travail sexuel à cette même condition rétrograde, la provocation devient grotesque.

Cela étant, dire que la prostitution est un métier qui existe depuis toujours et qui existera toujours n’accorde pas plus de poids à la réflexion qu’à  celui qui affirme que la pauvreté et la misère ayant toujours sévi, il serait vain de vouloir y mettre un terme. L’apparence de fatalité ne doit jamais être motif de résignation et encore moins de complicité à l’exploitation.

En outre, le fait que certains consentent à la prostitution ne doit pas rendre la chose plus tolérable, car il n’existe guère d’espace aux relations sexuelles tarifées sans que ne s’installe aussi inexorablement que sournoisement le proxénétisme et ainsi la traite des individus. Or, les bien pensants auteurs de ce texte prétendument individualistes et libertaires oublient ici bien rapidement que la traite n’est autre qu’une des facettes de l’appropriation de l’Homme par autrui.

Est-ce encore drôle?

On ne saurait donc regarder cette provocation douteuse sans se rappeler les mots de ce maître de l’humour de mauvais goût, grinçant et caustique, le grand Pierre Desproges : « on peut rire de tout, [ oui,] mais pas avec tout le monde ».

M. Rioux indiquait donc que le texte incriminé aurait été « accueilli dans l’indifférence générale » s’il eût été publié dans un Charlie hebdo. C’est probablement vrai, car cet hebdomadaire est réputé pour son sens du quatrième degré, mais de la part du mensuel Causeur, dont le principal actionnaire est l’ex-patron du tristement célèbre journal d’extrême droite Minute, c’est une autre paire de manches. Et que dire alors de sa directrice en chef, la polémiste Élisabeth Lévy, cette grande figure de la réaction à la française? Elle applaudissait encore récemment l’interdiction du voile intégral dans l’espace public pour des raisons en parfait contrepied aux arguments qu’elle avance aujourd’hui pour justifier le soi-disant libéralisme prostituteur des 18 signataires de cette lettre. Allez comprendre la logique, si logique il y a.

Finalement, on aurait peut-être pu rapidement reléguer ce texte médiocre aux oubliettes, s’il n’avait été cosigné par des personnalités comme Éric Zemmour, dont la matrice intellectuelle présuppose un genre de déliquescence civilisationnel, dont l’accès des femmes aux responsabilités serait autant le témoin que le facteur.

Bref, nous l’aurons compris, cette démarche ne peut être traitée avec l’indolence de la « potacherie » qui aurait mal tourné. Dire cela n’est pas un bonheur rempli de gravité imbécile, pour paraphraser Montesquieu, non, c’est de la résistance face à la bêtise de la pensée médiocre.

Faire fausse route sur le chemin de la raison

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Lettre publiée dans l’édition du 26 août 2013 du quotidien Le Devoir

En tant que citoyen fermement attaché à la laïcité, sans qualificatif particulier, de l’état de droit moderne, j’ai la triste conviction que les élus du Parti Québécois risquent de faire fausse route quant à la « charte des valeurs ».

Photo : La Presse canadienne (photo) Jacques Boissinot, source Le Devoir

D’abord sur le fond, car la laïcité est garante de l’égalité parmi les citoyens, quelle que soit leur obédience philosophique. Il est donc contre nature que l’on veuille figer juridiquement des valeurs. Celles-ci sont, par définition, évolutives : c’est le propre de nos sociétés libérales et la sociologie nous a amplement démontré que les valeurs influencent autant les individus qu’elles sont les produits de ces derniers. Parler des droits naturels, inaliénables et sacrés de l’individu est une chose, graver des valeurs dans le marbre en est une autre fort différente.

Sur la forme ensuite, comme ce fût le cas sur d’autres aspects, le Gouvernement lance ici un ballon d’essai de façon tout à fait irresponsable en ne posant pas les conditions du débat. En conséquence, chacun se lance ensuite dans ses extrapolations au risque de jeter l’anathème sur l’Autre dans toutes ses dimensions, qu’elles soient ethniques, politiques ou religieuses. Au final, personne ne sera gagnant de cette stratégie qui polarisera inutilement la société, bien que le sujet mériterait un débat vif, mais serein et respectueux.

Enfin, au risque de s’égarer en supposant cela, il est à craindre que le PQ, avec ce sujet, cherche avant tout à jouer de la tentation de confronter le gouvernement fédéral et la Cour suprême. En notant la très large majorité des Québécois derrière certaines normes comme le port de signes religieux, on peut aisément imaginer que l’entourage de la Première ministre ait décidé d’instrumentaliser la discussion au profit de la gouvernance souverainiste. Et si tel devait être le cas, cela attesterait que le projet n’est pas fait pour les bonnes raisons.

Le seul fondement qui doit justifier une telle loi, pour citer le grand Jaurès, c’est la volonté d’une progression déterminée et irrémédiable de l’esprit du citoyen « vers la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison ».

« À la prochaine fois »

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Cher Jean-Martin, cher ami,

Tu as fait aujourd’hui le choix de quitter la vie politique pour prendre soin de ceux qui te sont chers. Certains ne comprendront pas cette décision et d’autres peut-être t’accusent déjà de lâcheté. Pour évoluer depuis plusieurs années dans ce milieu et pour en avoir souffert moi-même récemment, je puis dire que la conciliation de la vie politique et de la vie privée est un exercice d’équilibriste qui ne convient guère à ceux pour qui le respect de soi passe avant l’ambition. Voici que tu en fais désormais le constat amer, comme bien d’autres avant toi, et il se pose maintenant la question de la pérennité de la formation politique que tu as initiée il y a près de deux ans.

Dans les heures qui suivaient ton retrait, un magazine parlait donc des orphelins d’Option nationale et de ces quelques milliers de personnes pour lesquels la démarche que tu as entreprise a éveillé une ferveur mésestimée ou trop longtemps contenue. Il serait pourtant faux de croire que tu laisses en chantier ce projet un peu fou. En parcourant le Québec et ses établissements d’enseignement, tu as fait une oeuvre de pédagogie dans laquelle bien peu s’étaient lancés depuis de longues années. Rien que pour cela, pour ces innombrables graines que tu as pris soin de semer avec patience et désintéressement, tu mérites notre plus grand respect.

Comme le disait M. Parizeau à l’occasion du dernier Congrès, Option nationale avait la capacité d’être un levain dans la pâte, c’est-à-dire de révéler un potentiel de croissance jusque-là dormant. En effet, ON est née d’une volonté latente de changer de paradigme sur la base d’une refondation citoyenne fondamentalement participative. D’ailleurs, il n’eut pu avoir de plus bel exemple que le printemps érable pour traduire ce désir de réappropriation du politique par la société civile. C’est pour cette raison que si les indépendantistes québécois ont perdu, à l’occasion de ton départ, l’un de leurs meilleurs porte-voix, il ne faudra pas oublier pour autant que la force de notre projet repose sur le plus grand nombre, qui la structure et la soutient. Cette dialectique entre idées et soutien populaire constitue donc la pierre angulaire du mouvement souverainiste, car ces deux aspects sont à la fois interdépendants, constitutifs l’un de l’autre, et servent l’idéal humaniste. Comme le disait Hugo dans Les Misérables, « au point de vue politique, il n’y a qu’un seul principe, la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté ».

Alors, certes, ton départ pourrait sembler être un coup dur pour tout un pan de la société qui découvrait la politique grâce à ON. En quittant le PQ, tu avais dressé le constat qu’un trop grand attachement à un véhicule partisan pouvait conduire au sectarisme; de la même manière, ne pas réussir à dépasser ce que tu as incarné à ON confinerait à l’idolâtrie. Mais, optimiste, j’ai espoir que ton annonce sera aussi l’occasion recherchée pour que les citoyens s’emparent un peu plus massivement du mouvement renaissant, afin de projeter plus loin cette nouvelle demande de gouvernance.

Jean-Martin, j’ai eu le plaisir de participer, à tes côtés, à la fondation de quelque chose qui nous a dépassés, non sans erreurs parfois, mais toujours avec coeur et honnêteté. Si les aléas de la vie nous ont un peu éloignés ces derniers mois, je continuerai de vouer un respect inestimable pour ton effort désintéressé à cette cause que nous partagions et que nous chérissons encore.

Si j’ai bien compris, tu viens de nous dire « à la prochaine fois » : il y a longtemps que ces quatre mots n’avaient résonné avec autant d’espoir. Bonne continuation et à très bientôt.

Marx, cet écologiste méconnu

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La version courte (1 800 mots) a été publié dans « le Devoir de philo » du cahier Perspectives de l’édition du 13 avril2013 du quotidien Le Devoir

Projet d’extraction du pétrole d’Anticosti, intérêt pour l’exploitation des ressources gazières et pétrolières dans le Saint-Laurent, dangers causés par la fracturation hydraulique en vue de bénéficier des gaz de schiste, passage en force pour construire la minicentrale de Val-Jalbert, maintien du Plan Nord, etc. Voilà une triste litanie pour ceux dont les préoccupations environnementales invitent à renier la stratégie de courte vue qui a longtemps primé.

Photo : Illustration Florent Michelot – Sans nul doute, aujourd’hui, Karl Marx représenterait un écologisme moderne et serait tout à fait exalté par ce qu’impliquerait le projet de transition écologique, particulièrement sur le plan des sciences.

Considérant les réalités environnementales qui ne sont plus guère contestées que par quelques iconoclastes, ces points de crispation ne feront que s’accroître dans un avenir proche. Dans ce domaine, la gestion de l’urgence n’est certainement pas la meilleure des conseillères. La sacro-sainte quête du déficit zéro fausse d’ailleurs la donne lorsque les gouvernements successifs en arrivent à accepter l’inacceptable environnemental sous prétexte d’équilibre des finances publiques. Et pourtant, n’est-ce pas la Banque mondiale qui a très récemment calculé que le coût des seules conséquences directes des grandes catastrophes naturelles des trente dernières années dans les pays arabes s’élevait à la rondelette somme de 12 G$? On comprendra aisément que pour enjamber ce précipice, il nous faudra, sociétalement, réussir à préparer notre transition. Elle est urgente écologiquement, nécessaire économiquement et logique démocratiquement. Or, cet exercice de surpassement collectif implique un effort de projection inégalé à ce jour. Ainsi, plutôt que d’aborder les problématiques d’environnement à la pièce, un cadre de réflexion structurant peut être trouvé chez Karl Marx, dont la pensée, longtemps déformée, comporte malgré tout de solides éléments de réponse sur le plan analytique, méthodologique et idéologique. Toutefois, prétendre à l’exégèse écologiste de Karl Marx pourrait sembler tout à fait contre nature, alors que le terme même d’écologie n’a très probablement été que peu employé du vivant du philosophe, puisque l’on ne situe son apparition que vers 1866. En fait, nous avons la conviction que la pensée marxienne originelle inclue les ferments d’une réflexion qui englobe la préoccupation environnementale, non en tant que simple supplément d’âme qu’il convient d’adjoindre par petites touches à l’économie capitaliste, mais bien en tant que valeur pivot à un mode d’organisation de la société.

Préalablement, nous tenons toutefois à insister sur le rejet radical de toute adhésion au principe de communisme d’État dont les effets désastreux en ex-Union soviétique ne peuvent être que le meilleur argument pour s’en tenir éloigné. Il convient surtout d’en faire un exemple à proscrire et de conserver dans la mémoire de l’humanité les drames qui en ont résulté. À cet effet, sur le plan environnemental, les catastrophes que constituent l’assèchement de la mer d’Aral et l’accident nucléaire à la centrale de Tchernobyl en sont certainement des exemples probants.

Quoi qu’il en soit, cette relecture du penseur allemand nous invite d’abord à casser le mythe d’un marxisme qui justifierait par nature le productivisme le plus destructeur. Constatant ensuite les échecs de l’économie capitaliste à dépasser ses propres contradictions, nous envisagerons finalement la question d’une lecture marxienne et écologiste de l’outil puissant qu’est la planification.

Marx naturaliste plutôt qu’industrialiste

Longtemps, Marx a été attaché à une conception excessivement productiviste. C’est, nous croyons, une erreur de jugement fondamentale qui s’explique sous deux angles historiques. Le premier angle est propre à l’auteur dont la sémantique est fortement marquée par la période de transition d’une économie de rareté à une économie d’abondance. La seconde source de cet écueil provient de la « suranalyse » ultérieure de son tropisme prométhéen. En effet, dans ce début de XXe siècle où l’URSS naissante effectuait une transition dantesque d’une économie rurale de servage à une économie hyperindustrialisée, on a souvent eu tendance à extrapoler le mythe de Prométhée, réel héros déicide du jeune Marx, pour y voir une justification erronée à la domination des ressources naturelles par l’être humain.

Il convient donc de se reporter au premier exercice intellectuel majeur de son œuvre que constitue sa thèse de doctorat. Dans Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, on découvre Marx disciple d’Épicure et donc fondamentalement naturaliste, formulant son adhésion à une doctrine originale de la juste volupté que l’on ne saurait rapprocher de la consommation à outrance d’un côté, ni même de l’ascétisme extrême de l’autre. Sur ce dernier aspect, nous nous permettrons une courte digression en précisant que, selon nous, la pensée marxienne ne saurait se satisfaire en contrepartie de ce que symboliserait la décroissance, aussi conviviale soit-elle. En effet, l’idée d’une décroissance ne tient pas compte de l’ensemble de l’effort gigantesque qu’il faudra concéder pour accomplir la nécessaire transformation écologique. Bref, dans un cas comme dans l’autre, du consumérisme à l’ascèse, il y a cette voie médiane du bonheur juste et raisonné que constitue la pensée d’Épicure et à laquelle a adhéré le jeune Marx. Pour écarter la souffrance, il nous faut donc éviter les sources de plaisir qui ne seraient pas de provenance naturelle ou nécessaire.

Pour réconcilier activité humaine et durabilité, il y aurait alors ce « plaisir, guide de vie » qui doit nous aiguillonner en nous faisant adopter une conception qualitative plus que quantitative de la consommation et du développement. Si « la nature est le corps inorganique de l’Homme » (Manuscrits de 1844), l’être humain serait une partie de la nature dont l’essence est de faire corps avec un environnement qui est autant la source de son activité productive que la conséquence de l’appropriation de celle-ci.

Or, selon Marx, parce qu’il repose sur l’accumulation, la production de n’importe quoi, n’importe comment, du moment qu’on en vend à tout le monde, et qu’il exclue de facto ce qui ne génère pas de profit, le capitalisme, même reverdi, ne pourrait être le moteur du changement.

L’illusion du capitalisme vert

On a souvent réduit l’analyse marxienne à la seule réflexion sur l’exploitation de la force de travail, or « il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère » (Critique du programme de Gotha, 1875). La IVe section du Livre Ier du Capital offre la pierre angulaire d’un raisonnement qui préconise une gestion raisonnable des ressources de la Terre. Évoquant l’agriculture « moderne », Marx indique que « l’accroissement de la productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. » Or, cette spoliation de la force de travail s’accompagne, mécaniquement d’une spoliation « dans l’art de spolier le sol ». En clair, « la production capitaliste ne développe la technique […] qu’en minant en même temps les sources qui font jaillir toutes richesses : la terre et le travailleur ». Nous comprendrons aisément que ce développement sur l’agriculture, fortement marqué par les réalités productives de l’époque au cours de laquelle son oeuvre a été écrite pourrait, sans équivoque, être aujourd’hui étendu à l’ensemble des activités économiques reposant sur l’exploitation des ressources naturelles.

Visible quotidiennement, le capitalisme réel souffre d’une incohérence intrinsèque. Alors que les théories classiques affirment unanimement que l’acteur économique doit assurer l’ensemble des coûts de son initiative, le philosophe et exégète marxien Henri Peña-Ruiz (Marx quand même, 2012) note que les faits démontrent que ceux-ci ont en fait la nette tendance à externaliser l’ensemble des coûts sociaux et environnementaux de leur organisation. Dans le cadre du plan Nord notamment, les exemples ne manqueront pas pour valider cette hypothèse, car cet état de fait procède d’une logique intellectuelle implacable. Le troisième âge du capitalisme dans lequel nous sommes se démarque par son évidente volonté de démanteler les acquis majeurs que le deuxième âge avait concédé aux travailleurs et Peña-Ruiz de nous inviter alors à nous questionner sur le résultat de cette mécanique qui aboutirait inévitablement au retour à une version encore plus perverse du premier âge, celui dont Victor Hugo disait dans son poème Melancholia qu’il « produit la richesse tout en créant la misère »? À quoi servirait ce « progrès dont on demande : où va-t-il? que veut-il? » Que la production capitaliste refuse de plus en plus de prendre en charge ses propres désagréments revient donc mécaniquement à faire porter à la société, de façon croissante, le fardeau de ses obligations non assumées. Ainsi, si le Capital n’honore pas l’ensemble des coûts inhérents à ses activités, la puissance publique est alors tout autorisée à intervenir et, par la même, serait légitime à en faire payer la lourde note par les entreprises, que cela passe par une nette réévaluation des redevances ou la judiciarisation du principe de pollueur-payeur.

Cette critique cinglante des théories économiques classiques à laquelle se prête Marx reste valable aujourd’hui, car les phénomènes humains qui influent sur l’économie capitaliste réelle n’ont guère évolué afin d’en résorber les paradoxes. Le matérialisme historique continue évidemment de se porter en faux de cette prétendue convergence naturelle, mais en fait magique, des intérêts privés et collectifs. En réalité, la nature même du mal nommé État providence reste de pallier le présupposé théologique de la main invisible. L’authentique prédisposition prométhéenne de Marx est donc validée par cette volonté de rompre avec la mystique libérale, car l’État contemporain reste le seul outil rationnel de l’Humain afin de converger durablement vers un intérêt collectif.

Enfin Marx, jugeant probablement illusoire l’émergence naturelle d’une économie capitaliste dite « verte », conclurait en rappelant que le capitalisme, de par sa nature, tend à ignorer les branches de productions qui ne génèrent pas de profit, même si elles constituent un besoin social et environnemental évident, voire impérieux. Or, le problème écologique auquel nous serons de plus en plus confrontés ne peut se satisfaire de la logique « court-termiste » du capitalisme financiarisé contemporain. On le sait, la logique financière impose des taux de rendement annuels de 15 %, soit trois à quatre fois le taux jugé satisfaisant au cours des Trente Glorieuses. Sauf à croire aux miracles, les places financières gérant les investissements à la nanoseconde ne pourront donc se satisfaire des temporalités moyennes, voire longues, que justifierait pourtant l’incroyable refondation elle-même rendue nécessaire par les changements climatiques, notamment. Seul l’État disposera d’assises suffisamment solides pour assurer la coordination de cette grande mutation.

Une planification écologique d’essence marxienne

Pour parvenir à ce grand objectif, un préalable marxien serait de reconnaître que les rapports sociaux actuels, produits du capitalisme, sont une contrainte, une gangue, dont il faut préalablement assurer le dépassement. Sur ce point, le Marx des années 1870 a d’ailleurs évolué vis-à-vis de celui du Manifeste du parti communiste du 1848. En effet, alors que celui-ci préconisait d’abord la seule appropriation des moyens de production, il constate finalement que le défi qui s’impose pour dépasser le capitalisme va bien au-delà. L’objectif véritable de la théorie marxienne ne reposerait donc pas sur la dictature du prolétariat passant par l’appropriation des moyens de production, mais sur une refonte profonde de notre organisation sociétale et institutionnelle, d’abord, et ensuite un changement de paradigme profond qui aboutira sur une économie dont la finalité est au service de tous, maintenant… et demain.

Premièrement, comme dans le cas de la Commune de Paris (La guerre civile en France, 1871), qui « ne fut pas une révolution faite pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution pour briser cet horrible appareil même de la domination de classe », Marx prônerait le pouvoir réel au peuple et non seule la prise de contrôle de la superstructure pour l’orienter selon des finalités différentes. Ainsi, un projet écologiste marxien impliquerait au premier chef une réflexion constitutionnelle de premier ordre. Un authentique projet de rénovation démocratique devra donc être le cadre du changement, car nous voyons que, dans la pensée de Marx, les trois émancipations – écologique, républicaine, sociale – sont interdépendantes et le succès de l’une repose sur la réussite des deux autres.

Ensuite, constatant l’incapacité intrinsèque du secteur privé à dépasser ses propres contradictions, Marx militerait probablement pour une « production par les hommes librement associés […] consciemment réglée par eux selon un plan programmé » (Le Capital, Vol. I) : l’effort national devrait selon lui être impulsé puis coordonné par cet État dépoussiéré, démocratisé, et décentralisé. Évidemment, cette planification « dans laquelle les producteurs ajustent leur production selon les prévisions » (Vol. III) n’aurait strictement rien à voir avec les planifications bureaucratiques et brutales, c’est-à-dire totalitaires, que les pays soviétiques ont imposées à leurs peuples. Il sera ainsi nécessaire de définir collectivement, dans un grand exercice participatif national, les buts que nous souhaitons atteindre et dont l’État ne sera que le maître d’œuvre : pêle-mêle, quels produits devront être subventionnés? Quelles options énergétiques devront être soutenues ou délaissées quels que soient les coûts à court terme? Comment réorganiser les systèmes de transport selon des critères sociaux, écologiques et d’occupation du territoire? Ou encore, quelles mesures devront être urgemment déployées pour contrer les effets néfastes du productivisme capitaliste? Pour accomplir ce défi d’ingénierie exaltant, la puissance publique aurait ainsi comme responsabilité de mettre à la disposition des secteurs public, privé et, surtout, de l’économie sociale et solidaire des outils pour parvenir à ces nouvelles orientations. Il ne s’agit pas ici de définir les modalités, mais il reste que c’est à l’État qu’il reviendra, in fine, de créer les conditions de la convergence des intérêts individuels et collectifs qui auront été explicités dans cette grande consultation permise par notre révolution civique. Surtout, insistons sur le fait que pour anticiper toute dérive autoritaire, il faudra s’assurer de mettre en place un certain nombre de dispositifs de contrôle populaires crédibles et efficients en aval de cette grande redéfinition collective conformément, là aussi, aux principes participatifs permis par la démocratie rénovée.

Or, dans l’élaboration de cette grande politique nationale, Marx prônerait sans aucun doute de faire de la durabilité environnementale la matrice profonde de ce grand changement. Dans le Livre III du Capital, le sociologue John Bellamy Foster relève ce développement (Marx écologiste), mésestimé à ce jour, où Marx n’anticipe rien d’autre que ce que l’on appellera un siècle plus tard le développement durable : « du point de vue d’une organisation économique supérieure à la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra […] absurde [.] Toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias. » Il est tout à fait fascinant de voir l’extrême similitude d’avec l’une des principales définitions du concept de durabilité, apportée en 1987 par le rapport Brundtland, Notre avenir à tous : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. »

Sans nul doute, Karl Marx représenterait donc aujourd’hui un écologisme moderne et serait tout à fait exalté par ce que le projet de transition écologique impliquerait, particulièrement sur le plan des sciences. Si tant est que le besoin énergétique soit réel, plutôt que l’absurde harnachage de la Romaine, il verrait dans l’exploitation des forces marémotrices ou de la géothermie profonde un défi technologique stimulant sur le plan industriel ainsi que pour la force de travail. En ce sens, ni résigné, ni négateur, il serait probablement un porte-voix puissant afin que notre société adopte les changements nécessaires et qui sont tout à fait à sa portée. Du mouvement Occupons au Printemps québécois en passant par le Jour de la Terre, les derniers mois ont montré la concomitance naturelle des problématiques économiques, sociales et environnementales du fait même de leur interdépendance. Ceci étant, encore faudra-t-il que cette concomitance soit dûment synthétisée en un projet politique cohérent pour qu’elle se répercute sur le plan politique via une lame de fond citoyenne, car « une idée, disait Marx, devient une force lorsqu’elle s’empare des masses »… Nous sommes à l’orée d’un processus long, mais à l’issue inexorable, car « chaque petite victoire, chaque avancée partielle aboutit immédiatement à une demande plus importante, à un objectif plus radical » comme le décrit si bien le philosophe Michael Löwy, théoricien de l’écosocialisme. Si le peuple s’engage durablement dans cette longue marche entreprise l’an dernier, inéluctablement, la traduction politique se fera.

La marche d’un peuple : du printemps érable au changement de paradigme

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Texte publié sur Vigile et le Huffington Post et cosigné avec Élisabeth Émond, diplômée de science politique de l’UQÀM, présidente d’Option nationale dans Laurier-Dorion

Il y a un peu plus d’un an débutait ce qui allait devenir l’un des plus grands mouvements sociaux qu’ait connu le Québec : le bien nommé « printemps érable ». Cette formule reprise par la presse internationale, en référence aux révoltes populaires qui ont secoué le Maghreb quelques mois plus tôt, ouvrait la porte aux plus grandes espérances.

Comme le disait Antonio Gramsci, « il y a crise lorsque le vieux ne veut pas mourir et que le neuf ne peut pas naître ». Quoique parfois confus dans son expression, ce mouvement a su fédérer des citoyens de toutes générations aux revendications multiples. Pour paraphraser Nietzsche, « atteindre son idéal, c’est le dépasser du même coup » et c’est pourquoi les revendications d’une société complète ont dépassé la seule question des frais de scolarité : cette indignation était latente et ne cherchait finalement qu’une étincelle pour s’éveiller.

Un point de rencontre unique

Le développement durable, en passe de devenir le grand référentiel qui guidera l’action publique des prochaines décennies a sans conteste été le cœur d’une convergence quasi naturelle entre les multiples sphères ayant animé le printemps érable. Ses trois pivots (social, écologie et économie) ont effectivement dessiné les contours d’une mobilisation qui allait marquer l’histoire du Québec.

D’abord, sur le plan social, le mouvement de grève relatif aux frais de scolarité s’inscrivait dans une certaine continuité d’un tremblement social à l’échelle mondiale. Le phénomène « Occupons », de Madrid à Montréal, a contribué aux premiers soubresauts et créé un terrain fertile pour les revendications citoyennes. Ensuite, en réunissant un demi million de citoyens dans les rues de Montréal pour la Journée de la Terre, la société québécoise exprimait une prise de conscience importante. Elle reconnaissait ainsi faire partie d’un écosystème marqué par une complexe codépendance et s’indignait de la façon inadéquate de gérer nos ressources environnementales. Enfin, dans une conjoncture où le système même du capitalisme financiarisé est de plus en plus critiqué, où les médecines rigoristes n’en finissent plus de montrer leurs effets néfastes, la question de la redistribution des richesses est redevenue une exigence. Le printemps érable a alors permis de faire rejaillir de la société civile, mais aussi des partis émergents, un discours économique progressiste et équitable, faisant ainsi taire l’espace d’un moment les discours misérabilistes et alarmistes des « déclinologues » de profession.

Catalyser la convergence des revendications

Ce point de rencontre était une impulsion tout indiquée pour entreprendre un virage qui aurait permis au Québec de se lancer sur la voie d’une nouvelle révolution tranquille. La sociologie politique nous apprend toutefois qu’une crise, si elle est le produit de ce genre de tensions, est aussi révélatrice de la solidité des institutions, c’est à dire des structures sociales en tant que système de relations sociales.

Les associations et syndicats étudiants ont joué un rôle prépondérant dans la mobilisation de la société. Toutefois, comme le mouvement national dépassait la seule question des frais de scolarité, il est vite devenu clair que ces groupes allaient devenir insuffisants pour canaliser l’ampleur de cette grogne aux multiples facettes.

Or, il est plus qu’évident que les deux grands partis historiques québécois, à la fois produits et facteurs de ces mêmes institutions, n’auraient pu relever le défi immense de ce virage qu’en allant à contre-courant de leur nature profonde. Cette ambition dépassait non pas leurs philosophies qui, autant sociale-démocrate que libérale, sont tout à fait louables et fondamentalement humanistes, mais elle dépassait leur mode de fonctionnement et leur rapport au citoyen, qui ne correspondent plus aux réalités et aux exigences de la société contemporaine. Quand les Québécois se sont levés, habités par cet aggiornamento, certains partis n’ont pu répondre présents.

Opérationnaliser le changement de paradigme

Tant que les partis politiques québécois baseront leur gouvernance sur le modèle technocratique désuet des Trente glorieuses, le Québec ne parviendra pas à se sortir de ce paradigme, dans lequel pourtant il ne se reconnaît plus. Tant que les prises de décisions ne composeront pas avec une refondation citoyenne participative, cette démocratie étouffera, encore, parce que confisquée.

Ainsi, nous pensons qu’il faut essentiellement deux évolutions au mode de gouvernance contemporain pour que puisse enfin émerger cette mutation, fortement revendiquée l’an passé, et rendue nécessaire par les impératifs du 21e siècle. Ces changements permettront, d’une part, d’activer le transfert de paradigme et, d’autre part, d’en assurer la pérennité sur le plan de nos institutions démocratiques.

Premièrement, la réappropriation du politique par la société civile est nécessaire. Si la mobilisation fut certes un élément prometteur pour un changement politique au Québec, elle est loin d’être suffisante. Ce mouvement doit maintenant s’accompagner d’une maîtrise et d’une compréhension de l’appareil politique. Le contraire supposerait que, de façon un peu hypocrite, on prétende opérer un changement majeur dans le mode de gouvernance de l’État sans jamais aller sur le fond de la chose. Ainsi, la pédagogie et l’éducation populaire seront des leviers primordiaux à une transformation en profondeur.

Deuxièmement, la mise en place d’une réforme devra impliquer un modèle de démocratie participative de standard élevé, visant ainsi à renouer avec les fondements de la démocratie moderne liée à la reddition de compte. Plus que le slogan galvaudé que l’on brandit trop souvent, il s’agirait donc là du plus fidèle garant d’un processus qui vise à redonner confiance en l’État de droit et à se réapproprier les sphères de pouvoir. Si certains acteurs prétendent s’inscrire dans un nouveau mode de gouvernance, ils devraient être en mesure de proposer concrètement une manière de « faire de la politique autrement », sans quoi leur discours ne servirait au final qu’à masquer un conservatisme méthodologique.

Changer la société, certainement, mais il serait aussi illusoire, pour ne pas dire contre-productif, d’espérer y parvenir en évoluant à sa marge. À cet effet, les conséquences de la crise économique qui s’étend à travers le monde nous rappellent la dangerosité de ceux qui prétendent « faire de la politique autrement » en s’exonérant des règles démocratiques, sous prétexte des vicissitudes passées.

La Révolution tranquille est restée inachevée parce qu’elle n’a pas su remettre en cause le confort de notre indifférence. Le printemps érable est en passe de subir le même sort si les discours ne s’accompagnent pas du cheminement évoqué ici. Qui veut réellement changer la société doit savoir pour quoi et comment le faire. Alors, de l’air pour le Québec moderne!, le printemps revient. Ne reste plus qu’à chacun de nous d’incarner ce changement jusqu’à ce qu’il s’enracine réellement dans un Québec devenu moderne. La révolution civique est la clef du plus grand projet collectif qui soit : la formation d’une nouvelle Cité libre.

La laïcité galvaudée

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Publié dans l’édition du 11 février 2013 du quotidien Le Devoir

Suite à l’annonce du gouvernement de Mme Marois d’entreprendre des consultations sur la laïcité, on a pu entendre plusieurs « identitaires » développer une conception de la laïcité pour le moins originale.

D’un concept républicain qui allie égalitarisme des citoyens devant la Loi et neutralité de l’État à l’égard des confessions, on en arrive, par une pirouette intellectuelle efficace, à un outil qui détermine « des balises identitaires » de vie commune, comme l’explique M. Bock-Côté.

Ce retournement s’explique par la volonté du courant réactionnaire d’entretenir une confusion sémantique entre un véritable processus de laïcisation de l’État et la simple sécularisation des anciennes valeurs de l’Église, naïvement dépouillées de leurs oripeaux spirituels. Or, ce galvaudage parfaitement réussi n’est pas anodin. Il a en fait disqualifié les réformateurs d’esprit laïc empêtrés dans d’interminables justifications pour se démarquer des laïcs autoproclamés « ouverts ».

Par un étrange mimétisme, dans ce qu’ils nomment par opposition « laïcité fermée », ces derniers conspuent le fait de rejeter non pas le culte ou la foi, mais ce que le philosophe Henri Peña-Ruiz appelle des « privilèges temporels » auxquels certains religieux se raccrochent, de la même manière que les identitaires s’agrippent à des vestiges glorieux du religieux d’antan.

Pourtant, une voix laïque et humaniste peut s’affirmer au Québec, sans tomber dans l’ornière de ceux qui s’engagent de façon louable dans l’impasse de la compassion et refusent l’avènement d’une Loi émancipatrice pour, finalement, favoriser le statu quo au profit des forces dominantes.

Il faut donc réaffirmer le principe selon lequel la laïcité traduit un irrépressible désir de vivre ensemble, dépassant l’altérité, pour atteindre une humanité commune. Et cette posture, si elle est résolument opposée à la relégation dans la différence, devient alors le corollaire naturel d’une marche solidaire à la fois éternellement inachevée dans le progrès et respectueuse de l’Histoire, et non plus l’avatar du passéisme hiératique.

« Ma Home »

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J’ai volontairement souhaité ne pas regarder Notre Home dans le brouhaha médiatique qui a entouré son dévoilement.

Un peu plus tôt en semaine, un communiqué gouvernemental annonçait, nous disait-on, « le lancement d’une importante initiative culturelle s’inscrivant dans la volonté de rapprochement des francophones et des anglophones du Québec ». Nous allions voir ce que nous allions voir, car, enfin, un gouvernement souverainiste allait intervenir concrètement pour rapprocher ces deux solitudes québécoises.

Pour quel bilan? 3 minutes 19 de mièvreries, qui nous procurent une overdose de bons sentiments comme un paquet de guimauves suscite l’indigestion. Bref, je n’ai pas vraiment le goût de m’épancher sur l’aspect artistique d’un produit qui n’est qu’une énième traduction de la tendance à l’hyperformatage des productions musicales actuelles star-académisées.

Sur le fond des choses, maintenant, notons que le communiqué de dévoilement de l’hymne indique que la chanson ne vise plus à rapprocher anglophones et francophones comme il était dit dans l’invitation, mais plutôt à traduire la volonté de « jeunes générations », de « toutes origines » « [d’]investir dans leur avenir commun ». C’est donc quelque chose qui devrait m’interpeller intimement, moi, la cible du produit, celui qui sort à peine de la vingtaine et qui est débarqué au Québec il y a six ans, dont la compagne est d’origine franco-ontarienne, et vivant dans un quartier non francophone à 36 %.

Pourtant, l’action gouvernementale fait erreur en soulignant « le désir de rapprochement exprimé par la communauté », considérant très maladroitement que la diversité dont on cherche à capter l’attention pourrait se réduire à un groupe homogène, monolithique. Comme si, par exemple, le peu d’altérité commune qui relierait déjà les statuts de jeune, d’immigré, de fils ou fille d’immigrant ou encore d’anglophone suffisait à niveler voire à supplanter toute différence sociale, économique ou philosophique. C’est en tout cas faire preuve d’une conception bien pauvre d’une société qui serait engoncée dans le déterminisme social, concept qui doit certes être mobilisé par le sociologue, mais qui doit être tout à fait insupportable pour le politique. Une conception républicaine de l’intervention publique serait au contraire existentialiste, visant à affranchir l’individu, bref, fournissant les outils de sa propre émancipation, car « l’homme, disait Sartre, est condamné à être libre. »

Précisons en conclusion, afin de désamorcer les commentaires de ceux qui affirmeraient que nous nous opposons à toute initiative de « rapprochement », qu’il n’en est évidemment rien… Ce serait d’ailleurs un comble, selon mon statut d’immigré. Je suis de ceux qui considèrent logiquement que le projet souverainiste devra composer avec le Québec, dans sa diversité, mais la séduction médiatique et la « gesticulation » ne sont certainement pas de bonnes conseillères. Des actions concrètes et structurantes ont déjà été évoquées, particulièrement en enseignement. M. Lisée, lui-même, a émis plusieurs hypothèses très intéressantes dans son livre Nous. Pourquoi donc s’être fourvoyé dans une entreprise de communication malhabile quand bien des suggestions sont déjà sur la table?

L’insupportable tentation de museler le travail du parlementaire

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Texte cosigné avec Kévin Neuville et publié dans l’édition du 10 janvier 2013 du quotidien Le Devoir sous le titre « Monsieur Drainville, ne punissez pas les vire-capot! »

On apprenait mercredi que le ministre responsable des Institutions démocratiques, Bernard Drainville, réfléchissait à la possibilité de mettre en place des dispositions visant à freiner les ardeurs de ceux que l’on a coutume d’appeler, de façon bien peu élégante, les transfuges politiques, voire les vire-capot. Cette réflexion confine à l’échec pour trois raisons qui tiennent de la tradition démocratique, du fondement juridique et, enfin, du simple bon sens.

Une marge de manoeuvre

Concernant le premier aspect, nos sociétés occidentales ont fait le choix de la représentativité. Elles ont rejeté le principe de ce qui a été qualifié de « mandat impératif ». Le philosophe Jean-Jacques Rousseau avait évoqué l’idée d’élus contraints par un mandat. Dans la logique de Rousseau et du « mandat impératif », ceux-ci ne pouvaient donc être des « représentants » du peuple ; ils n’en étaient que des « commissaires ». Les députés de notre système représentatif disposent au contraire d’une marge de manoeuvre qui leur permet de ne pas être aliénés. Sinon, l’assemblée ne serait plus qu’un lieu d’échanges de positions déjà exprimées et, par définition, inamovibles. Dans un régime représentatif, l’assemblée peut devenir l’outil indispensable visant à l’émergence du consensus dans l’intérêt de la nation. La qualité des débats et la capacité d’argumentation et de persuasion qui en résultent permettent des évolutions, des cheminements, qui peuvent alors naturellement se traduire par l’évolution philosophique puis partisane d’un représentant élu. En outre, l’élu n’ayant pas vocation à représenter de façon sectaire ses quelques points de pourcentage glanés le jour d’une élection, son mandat est de représenter toute la population de sa circonscription, incluant donc ses adversaires, auxquels il doit s’ouvrir en dépit de divergences. En bref, on voit clairement que le rôle d’un député ne saurait être cantonné à celui de béni-oui-oui. En dernier lieu, il pourrait aussi être utile de rappeler brièvement que la naissance des partis politiques s’est notamment réalisée dans un objectif de mutualisation des moyens, afin que chaque citoyen puisse se présenter à une élection sans être titulaire personnellement de quelques capitaux que ce soit. Au risque de dénaturer profondément le jeu partisan, on ne saurait donc borner la liberté intellectuelle et philosophique de l’élu par un outil d’émancipation vis-à-vis des capitaux fortement perverti.

L’individu d’abord

Vient ensuite l’argument selon lequel le député, élu sous une quelconque bannière, trahirait la confiance de ses électeurs et de sa formation politique en rejoignant un autre parti. Il faut se rappeler que notre système électoral ne fait pas la part belle aux partis dans le processus électoral. L’idée pourrait avoir du sens dans l’hypothèse d’un scrutin proportionnel de liste où les citoyens voteraient pour une équipe soudée représentant une communauté de vue et d’action. Or, dans un scrutin uninominal comme le nôtre, les électeurs apportent leur soutien à un individu, libre, qui se reconnaît au moment de l’élection dans une formation politique qui, en contrepartie, accepte de lui apporter son soutien. C’est d’ailleurs pourquoi les partis sont invités à reconnaître l’affiliation partisane d’un candidat pour que celui-ci puisse s’afficher. Ceci étant, à l’exception d’aspects administratifs tels que les dépenses électorales, à aucun moment notre loi électorale n’accorde plus d’importance aux partis dans la question des candidatures. Le mode de désignation des candidats est une question tout à fait interne aux partis et qui ne concerne guère ceux qui ne souhaitent pas y prendre part. Qu’il y ait pu avoir des assemblées d’investiture de militants n’a donc pas à entrer en ligne de compte. Tout au plus, cela relève donc de la seule éthique personnelle de l’élu et du respect de sa parole donnée, mais n’est pas justifié par un quelconque détournement de la loi ou de son esprit.

Des positions qui évoluent

Enfin, de simples éléments de sens commun méritent d’être rapidement évoqués. Le ministre part du postulat qu’un parti politique dispose d’une ligne de conduite claire, prévue par sa plateforme et prévisible dans son application. Mais comme toutes les organisations, les partis sont soumis à des lignes de force qui fluctuent à un moment ou un autre. En clair, un élu peut donc aisément, en l’espace de quelques mois, passer de l’adhésion à l’inconfort le plus total dans une formation. Que le parti et l’élu aient divergé après l’élection, pour quelque raison que ce soit, n’a pas à remettre en cause le lien de confiance qui a pu s’établir entre un candidat et ses commettants au moment du scrutin. Surtout, on sait que les circonstances politiques peuvent être tout à fait labiles à certaines périodes de l’Histoire ; l’échec des accords du lac Meech au début des années 1990 l’illustre bien. Advenant de grands bouleversements, des accélérations formidables des événements, il serait tout à fait absurde de nier que l’élu ou son parti puissent évoluer dans leurs positions. Et, après tout, que l’on préfère que l’élu siège en tant qu’indépendant d’ici la prochaine élection ou qu’il rejoigne formellement un nouveau groupe parlementaire, cela ne changerait que peu de choses dans le fond des débats, car ce que l’équipe ministérielle conteste ici au premier chef, c’est le changement d’étiquette partisane, ce qui ne nous semble guère être une priorité si l’on souhaite lutter contre la méfiance vis-à-vis des institutions.

Il n’est pas de notre volonté de nier la volonté réelle et probablement sincère de M. le ministre Drainville de dépoussiérer notre démocratie. Son travail, à ce jour, est remarquable. Malheureusement, il semble être teinté de la même candeur qui l’avait conduit à suggérer que le premier ministre soit élu au suffrage universel, en dépit de toute logique dans l’équilibre des pouvoirs au sein d’un régime parlementaire dit « système de Westminster ». Si la réflexion qu’il a introduite relève de l’impérieuse nécessité, elle mérite bien plus que quelques ballons d’essai.

Que viennent faire les Beatles dans cette Histoire?

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Publié dans l’édition du 26 novembre 2012 du quotidien Le Devoir

Le musée Pointe-à-Callière annonçait ce lundi la préparation d’une exposition sur les Beatles. Au prétexte du 50e anniversaire de la venue du groupe originaire de Liverpool dans la Métropole, le musée d’archéologie et d’histoire de Montréal choisit de se prêter au jeu risqué du mercantilisme muséologique.

« Les Beatles à Montréal : un exposition [sic] incontournable à venir en 2013 »

Le phénomène n’est pas nouveau et on le retrouve d’ailleurs comme une constante dans l’histoire des musées, car ceux-ci ont toujours baigné dans une tension complexe entre l’objectif de faire preuve du plus haut niveau de rigueur scientifique et celui de la « démopédie », cette volonté, comme l’expliquait Proudhon, de transmettre la connaissance au plus grand nombre, sans distinction d’origine sociale ou culturelle. L’équilibre est toutefois d’autant plus difficile à assurer que le financement des institutions muséales devient une préoccupation majeure pour leurs gestionnaires d’aujourd’hui. Particulièrement soumis aux pressions que subissent les finances de l’État et des municipalités, les musées québécois doivent donc faire preuve d’ingéniosité pour assurer leur viabilité.

Pêle-mêle, c’est ainsi qu’en 2003 on a vu les personnages d’Uderzo et Goscinny servir de prétextes à la découverte de l’Empire romain, dans l’exposition Astérix et les Romains, et en 2007 ceux d’Hergé, dans l’exposition Au Pérou avec Tintin, au Musée de la civilisation de Québec. Repris d’expositions présentées au préalable au Rijskmuseum de Leyde et au Musée du Cinquantenaire de Bruxelles, les alibis y étaient cependant justement et subtilement exploités pour faire découvrir l’époque gallo-romaine et les civilisations précolombiennes péruviennes. Plus récemment, en 2010, on avait pu voir ce même genre d’expositions itinérantes à grand budget avec l’arrivée de We want Miles au Musée des beaux-arts de Montréal, après qu’elle fut présentée une première fois à la Citée de la musique de Paris. Ici encore, on pouvait trouver une justification à la démarche par la place incontournable qu’occupe Montréal dans l’univers du Jazz.

Cependant, le Musée Pointe-à-Callière franchit une nouvelle étape dans une recherche de l’achalandage à tout crin. Rappelons d’abord que la mission de l’institution se décompose en trois points : d’abord, conserver et mettre en valeur le patrimoine archéologique et historique de Montréal; ensuite, faire connaître et aimer le Montréal d’hier et d’aujourd’hui; et enfin, tisser des liens avec les communautés locales, les réseaux régionaux, nationaux et internationaux préoccupés d’archéologie, d’histoire et d’urbanité. On peut donc largement douter qu’un projet d’exposition qui présenterait « le passage à Montréal [du] groupe mythique anglais qui a révolutionné la musique rock autour de la planète tout en ayant une profonde influence sur les courants musicaux qui ont germé ici même à Montréal et au Québec » réponde à ces principes. Nous assistons en fait à un dangereux glissement de « l’objet-prétexte », celui qui sert de véhicule au profit du discours, vers « l’objet-dérobade », qui permet plutôt de trouver une excuse quelconque avec le coeur même du musée (Montréal et son histoire) pour mieux se soustraire de ses obligations et ainsi augmenter l’affluence.

Cette situation ne pourra malheureusement qu’aller en s’amplifiant tant que la question de la pérennisation du financement des musées ne sera pas réglée. L’an dernier, la Société des directeurs des musées montréalais relevait que les subventions de fonctionnement n’avaient guère évolué depuis 1995. Bien sûr, des efforts importants ont été réalisés sur le plan des infrastructures, mais il reste que le quotidien de nos musées, à Montréal et ailleurs au Québec, demeure dans une précarité inquiétante et vicieuse puisqu’elle pousse à d’autant plus de surenchère commerciale.

Il est donc primordial que les décideurs publics se penchent sur la survie de nos musées en optant pour une vision intégrée de leur développement, sur les plans culturels et touristiques notamment. Sans en faire une condition sine qua non de leur existence, il faut reconnaître leur apport à l’économie générale et préserver leur vocation originelle. En bref, en tant que société, il convient que nous fassions un réel effort de sensibilisation sur les vertus exemplaires d’un réseau de musées dense sur l’ensemble du territoire québécois, pour notre développement économique, notre culture collective originale et la valorisation de nos territoires. Aussi, en faisant nôtre la réflexion de Pierre Bourdieu selon laquelle « il n’est pas de lutte à propos de l’art [et pourrions-nous dire de la culture dans son ensemble] qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre », nous plaidons donc résolument pour une démarche culturelle à la fois affranchie des contraintes pécuniaires présupposées à courte vue et, par ailleurs, offensive sur la valorisation de notre richesse patrimoniale unique.